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mardi 16 octobre 2012

23 Le retour à Loc Gweltas.

Depuis quelques jours j’ai changé de rythme, le soir je me rends chez Mamie, ainsi le Penn ar Bed n’est plus uniquement à la fois mon lieu de vie et mon travail. Couper ce lien m’est utile et salutaire même si le parcours en cette période se fait toujours de nuit en soirée et au jour naissant le matin. Mamie est heureuse de me retrouver le soir, elle m’attend pour le repas, dès que j’arrive, elle éteint la télé, elle me presse de questions : Qui est venu aujourd’hui ? Comment va-t-il ? As-tu des nouvelles d’un tel ou de l’autre ? Alors qu’est-ce qui c’est passé ?

Je suis pour elle le lien avec l’autre partie de l’île, je suis son « Télégramme », pourtant elle le lis. Elle doit attendre l’heure de mon retour avec impatience et je crois qu’elle serait vite inquiète de mon absence. Les trois km qui nous séparent du bourg ne sont rien en mobylette ni même en vélo, sauf les jours de vent.

Ce soir le temps est sans vent, j’ai pris le vélo afin de ne pas toujours lui prendre sa mobylette car mon père profitant du temps calme, ira cette nuit à la cale du Stiff pêcher l’encornet. Volontairement je n’ai pas mis la dynamo et je roule sans lumière, seul les rayons du phare du Créac’h au moment de leur passage diffusent une lueur tout à fait suffisante pour éclairer la route.

Parfois un court moment, je suis éblouie par un faisceau, surtout vers Parluc'hen, car toutes les lentilles ne sont pas réglées au même niveau d’horizon, certaines sont plus basses que d’autres, J’aime profondément le ballet des rayons dans l’obscurité. Chaque soir ou presque à chaque fois que je le peux, je profite du spectacle qui m’est offert, je me dis, même si l’on s’habitue à tout, ne plus voir la nuit me manquerait.

Lorsque la route est dans son prolongement, elle brille de ses reflets, notre île est toujours très sombre, il n’y a pratiquement pas d’éclairage urbain, c’est heureux car l’on peut aussi, mieux voir les étoiles, La nuit n’est pas inquiétante, elle est féerique à condition d’être dehors le soir.

Les nuits de tempête, les veuves de marins redoutent le vent car il leur parle, il réveille des souvenirs en sifflant sous les portes, dans les fenêtres, s’infiltrant jusque dans les chambres, infernal, endiablé, terriblement insupportable, il est là sans répit à rappeler les terribles circonstances des naufrages de leurs maris. Son lit clos renforce l’angoisse, c’est pour cela que je n’y dors plus. Maintenant j’affronte les nuits de tempête, je ne ferme même plus les volets afin que la lueur rentre dans la chambre et qu’elle éclaire le ruissellement de la pluie sur les vitres.

La nuit est noire, froide, elle glace les esprits, la nuit des phares est vivante, elle rassure, le vent sifflant, hurlant n’a plus d’autre effet que celui de pousser obliquement les gouttes s’écoulant des vitres de ma fenêtre. Nonchalamment je continue ma route, je n’ai pour compagnons que quelques lapins sprintant à mon arrivée et des fenêtres allumées où derrière les rideaux se meuvent quelques familles, il n’est pas encore huit heures et toute l’île est chez elle. Heureusement que le phare tourne, sinon ce serait vraiment lugubre !

Je quitte les dernières maisons de Loc Gweltas pour l’unique maison habitée de Pern, au loin la lueur me fait entrevoir la villa des tempêtes, cette célèbre maison du livre « La mer » de Kellerman. Jadis, existait dans ce lieu une corne de brume à piston, actionnée par un manège de deux chevaux ouessantins, aujourd’hui, il ne reste que des ruines et la race de chevaux s’est éteinte comme la race de vache et bientôt celle des moutons si cela continue !

Même nos phares en mer risquent d’être désertés, des études sont en place pour remplacer les hommes, depuis la réussite du phare de Nividic, je tiens cela d’un client ingénieur aux pharbal, ce sera dans 10 ans, mais qu’est-ce que 10 ans… !! Il m’est difficile de penser que derrière ces feux, il n’y aura que des machines.

Comme chaque soir Mamie a allumé la lumière dans la cour, j’ouvre la porte et j’entre dans un autre monde, en effet, celle-ci à peine ouverte, je savais déjà quelle serait la nature du repas : Des crêpes. Tout en me déchaussant, assise sur le fauteuil près de la porte d’entrée, je remarque que la lumière est plus douce, plus orange, aussitôt je me demande pourquoi ?

- Bonsoir Mamie, c’est moi
Je l’entends vaguement répondre sans comprendre exactement, peu importe ! Plutôt que les chaussons, j’ai choisi les béguens car j’ai perçu une musique peu habituelle, ce n’est pas la télé, c’est bien un disque et je crois d’Alan Stivell son chouchou, depuis qu’elle l’a vu en concert, elle va user le disque ! Fini les Servat, Gweltas, Gwernig, pourtant ce dernier porte le nom de son père.

Dès que j’entre dans sa Penn brao, tout en m’exclamant d’émerveillement, je prends Mamie dans mes bras et je l’embrasse plus que d’habitude tout en lui disant :

- Mais pourquoi Mamie ?
- C’est la sainte Azénor.
- Et alors ?
- Azénor est le symbole de la justice et de l’honneur retrouvé chez la femme.
- Tu es vraiment unique Mamie, mais personne ne la fête. !
- Moi si, je te ferai lire « Bretagne des Saints » de Florian Le Roy.
- Promis mamie.

Je lui avais répondu cela pour ne pas entamer une discussion et surtout pour ne pas gâcher sa fête, car c’est vraiment une fête pour me faire plaisir. Je pensais aussi qu’était-il arrivé à sainte Azenor pour qu’elle trouve une justification par apport à sa vie ? Elle me rendait curieuse de lecture ! Est-ce de la magie ?

A nouveau sa magie s’est révélée dans la décoration de sa table avec rien ou presque, mais avec tant de goût dans le choix des tons, dans l’emplacement des divers objets pour une composition parfaite. Sur la table une grande nappe grenat, sur celle-ci, des assiettes assorties,
Des coupes avec des bougies flottantes, d’autres sur des bougeoirs et tout autour des feuilles de houx dorées et des petits paquets avec des rubans frisés dans les mêmes tons.

Sur une des assiettes, que je suppose être la mienne, un cadeau. Je suis là, émerveillée, radieuse, heureuse, ne sachant quoi dire, mais exprimant milles exclamations.
Mamie près de moi me regarde et savoure son plaisir de ma voir si joyeuse, elle est ravie.
Je la prends dans mes bras et l’embrasse très fort en la remerciant, puis je l’entends me dire
- C’est pour toi
- Ma petite mamie chérie ! merci, merci.
Elle me prend par la main, me conduit à la table vers ma place et me donne son cadeau, je reconnais déjà au toucher un livre. Je l’ouvre délicatement car c’est toujours dommage de sacrifier l’emballage d’un cadeau, quelle ne fut pas ma surprise de découvrir le livre de Xavier Grall « Le cheval couché » réponse au Cheval d’Orgueil.
Nous avions regardé ensemble au début Juillet l’émission Apostrophe entre Grall et Jakez Hélias et je me souviens avoir dit….J’aimerais lire son livre.

- Mamie comme c’est gentil de me l’offrir, cela me fait vraiment plaisir
- Tu voulais bien ce livre ?
- Oh oui ! j’en avais vraiment envie, d’autant plus que des amies l’on lu et l’on trouvé remarquable.
- Ce n’est pas tout, viens…. !

Elle me prend par la main pour me conduire vers son fauteuil, je m’y assois puisque tel est son désir. Elle me tend un parchemin fermé par un ruban.

- C’est aussi pour toi

Je comprends qu’il s’agit d’un texte, sûrement un poème, mais de qui ? Ôtant le ruban je déroule doucement le parchemin, les bords sont brûlés, un trait est peint sur tout le tour et en haut et en bas l’imitation d’un roulage. Je suis au comble de la joie lorsque j’en lis le titre : Délivrance.
Je lui prends la main, le fait asseoir sur mes genoux, je la blottis contre moi, mon émotion est tellement forte que je ne peux m’empêcher de verser quelques larmes tout en l’embrassant, elle se ressaisit et me dit :

- Ce n’est pas le moment, voyons !

Elle me sèche les larmes avec ses doigts et me demande de lire.
Ce texte est pour moi un moment très fort, je me revois à Dublin au National Stadium, nous étions quelques françaises venues en séjour linguistique et par tous les hasards Alan Stivell y donnait un concert. Il nous avait été autorisé de nous y rendre, ce fut une soirée très forte et intense, les irlandais par leur ambiance et leur joie en avait fait une fête.

Voici venu le temps de délivrance
Loin de nous toute idée de vengeance
Nous gardons notre amitié avec le peuple de France.
Mais nous abattrons les murailles honteuses
Qui nous empêchent de regarder la mer
Les miradors qui nous interdisent
Nos plus proches frères de Galles, d’Ecosse, d’Irlande
Et nous dont le nom connu des goélands et des cormorans
Fut banni de tous les langages humains
De toutes les bibliothèques, de toutes les cartes terrestres
Nous ouvrirons nos cœurs de paysans et de marins pêcheurs
A tous les peuples de la planète terre
Et nous offrirons nos yeux au monde
Est-ce prétentieux de nous croire égaux
Est-ce trop demander que de vouloir vivre
Nous ferons tomber la pluie sur le monde meurtri
Et nettoyer le sang graisseux
Dont se nourrissent les soi-disant puissants
Et donner à boire aux assoiffés de justice
Et les feuilles repousseront
De Bretagne en Espagne
Du Mali au Chili
D’Indochine en Palestine
Bretagne centre du monde habité
Tu seras un refuge pour les oiseaux chassés pétrolés
Pour les femmes en prison, torturées
Pour les vieillards bombardés
Celtie au croisement des peuples du Nord et du Sud
Aux confins di vieux monde et du nouveau monde
Aux frontières de la terre et de la mer
A la limite du monde visible et du monde invisible…..

Alan Stivell.

Ce texte je l’avais lu et relu, au lycée il était pour nous tout l’espoir de l’autre Bretagne celle des antis Plogoff. Il est dans la lignée de Glenmor, cet autre poète avec lequel nous nous trouvions en pleine harmonie, ses mots avaient un sens, une signification qui nous touchaient.

- Alors cela te plait ? me dit-elle
- Ton cadeau me va droit au cœur, Mamie ! et toi tu aimes de texte ?

Elle eu un moment de silence.

- Je dirais qu’il me touche plus que je ne l’aime, ce qui me touche, c’est son âme bretonne….Je me rappelle l’époque où même ici sur l’île à l’école nous ne devions pas répondre en breton lorsqu’on nous parlait en français.

Elle acquiesce d’un signe de tête dans un silence plis long puis reprend :

- Ton père parle peu le breton, toi n’en parlons pas.

Je ne peux que sourire

- C’est aussi pour cela que votre mouvement culturel est si fort !
- C’est aussi le tien !
- Oh non, ce n’est pas le mien, même si je m’en sens proche, même si je l’ai suivi dans Bretagne magazine que tu as tant lu et relu et dont je regrette la trop vite disparition…Bon Muriel, ce soir c’est fête, je change de disque.
- Peux-tu mettre Le retour des celtes !
- Ce soir c’est ta fête, je mets ce que tu veux, mets donc le disque toi-même, je vais servir l’apéritif.

Pendant que je place le disque de Youenn Gwernig, elle revient avec une bouteille de cidre et son sirop de mûre qu’elle prépare elle-même, je l’affectionne particulièrement. Sitôt l’apéritif servi avec ses petits biscuits, nous parlons de la prochaine venue de Yann, de son installation de la discrétion afin que papa n’en sache rien. Mamie précise qu’elle est libre d’accueillir qui elle veut chez elle.

- Yec’hed mad Mamie
- Yec’hed mad Muriel, à tes rêveries celtisantes.

Du tac eu tac, je réponds :

- Buhez ar sent ce qui veut dire la vie des saints.

Elle rit franchement, garde son verre en l’air

- Oui, mais sans être Kadoudal une martyre si tu préfères.

Elle avait visé juste en parlant de mes rêveries celtisantes, il est vrai qu’ici on ne peut que rêver. Ce n’est ni Brest, ni Quimper impossible de se retrouver entre nous autour d’une table à délirer ou tout simplement lire du Gwernig, du Grall, Gracq, Glenmor. Bizarrement tous commence par un G, de la bonne racine de Gaélique tout ça.

Je regrette que sur l’île, il ne soit pas possible d’aller voir des amis pour les avertir : ce soir il y a fets noz chez untel. Bien qu’il y ait des fêtes dans nos deux discothèques qui ne sont en fait que des bars avec de la musique, avec encore des gens saoul. Elles n’ont rien à voir, avec nos inspirations, nos mélodies du moment sont Stivell et Servat, nos stars d’un mouvement naissant.

Voilà mon paradis parfois obscur, même si je doit être la plus heureuse du monde ailleurs, mes tripes seront toujours sur cette terre de sel, sur ce caillou recouvert de lichens, dans cette lande où prolifèrent les ronces, dans ces parkous envahis de saules. L’isolement, le fait que la vie s’écoule sans vraiment d’avenir, l’attente, tout cela n’est pas obscur en soit, c’est surtout une question d’habitude, d’éducation et de pouvoir vivre de riche moments comme ce soir.

Ce soir c’est le paradis, comme souvent avec Mamie, son ouverture d’esprit, même si elle a trouvé son refuge, elle vie harmonieusement. Sur notre caillou, tout passe par les relations humaines, tout est conditionné par les rapports avec les uns et les autres, ici et peut-être plus qu’ailleurs, à moins d’être doté d’un caractère solitaire, alors ne pas communiquer devient un don. Il est impératif de s’accepter, de faire fi de sa rancune, de ne jamais fermer sa porte, mais surtout de respecter autrui.

Mamie revient avec une pleine assiette de crêpes.

- Muriel on commence par une crêpe au jambon, coulemelle de Pern, fromage et œuf de mes poules, cela te convient-il ?
- Ce sera parfait Mamie

Je reconnais ses crêpes au blé noir, après quelques mots, un bon verre de cidre, elle revient avec deux autres

- Muriel, tu vas les goûter avec ma recette de Madagascar
- Quoi ?...je sens mais je ne trouve pas.
- C’est avec du poulet au Curry.

A la première bouchée je trouve que le goût du poulet se marie très bien à la crêpe, mais avec sa préparation, c’est un délice ! Avec elle il n’y a pas moyen de boire autre chose que du cidre, dommage ! J’ai eu droit à une autre avant ses traditionnelles au chocolat et à la noix de coco, je n’ai pas pu résister non plus à en prendre une deuxième, si bien qu’a la fin du repas j’étais comme une outre.

Pendant le repas, nous parlons de l’île comme souvent, je ne m’en lasse pas. Ce soir elle explique la vie des jeunes filles et des femmes d’autrefois qui par l’absence des hommes partis en mer, les obligeait à se débrouiller seules, elles avaient acquis une étonnante détermination et une indépendance pour leur avenir.

Le mariage était pour elles indispensable et elles le réalisaient le plus vite possible, car il n’était pas question de vivre sans foyer ou alors elles quittaient l’île. Plus que la tradition, elles avaient la charge de se trouver un mari, dont le rite établi était la confection d’un gâteau chez les beaux-parents. Si le jeune homme acceptait d’en manger, l’affaire était conclue, il s’agissait aussi d’une affaire car chacun apportait de la terre pour assurer la subsistance de la famille.

Il était souvent dit que les ouessantines n’étaient pas des sentimentales, pouvaient-elles l’être réellement ? En avaient-elles la possibilité ? Il n’y a encore pas si longtemps, le mari ne revenait qu’une à deux fois par an, et à son époque, il n’était de retour qu’au bout de deux ans.
Ce qu’elle m’expliquait, je l’avais déjà entendu chez mes copines, leurs mères étant petites ne reconnaissaient pas leur pères quant ils revenaient, ils étaient des étrangers.

Cela m’avait fait souvent frémir, tout comme le lourd tribut qu’on donné les Ouessantins dans les guerres, environ trois fois plus de morts que la moyenne, à celle de quatorze, mais aussi celle de quarante. Je me dis qu’il n’est pas étonnant qu’elles doivent se chercher leur mari et pour ce qui est du choix, je préfère ne pas y penser !

J’hérite quand même d’un drôle de passé ! Dans le fond ma grand-mère ne s’en est trop mal sortie. Je le lui ai fait remarquer elle ne m’a pas répondu. Certaine d’entre elles ont dû finir comme femme de ménage dans les grandes villes de Bretagne, ou à Paris.
Un instant je reste rêveuse, bien que confiante, je me pose la question, que vais-je devenir ? En tout cas je sais au moins ce que je ne veux pas être ! mais cela suffit-il, car je sais bien qu’au fond de moi-même, je ne resterai pas.

Encore deux semaines et Yann sera là, je suis heureuse qu’il vienne.