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mardi 16 octobre 2012

2 - La traversée.

L’Enez Eussa levant l’ancre à 8h30, j’ai le temps de prendre mon petit déjeuner et de me refaire une beauté. Bien que le Télégramme ne me passionne pas, J’en lis les nouvelles locales. J’ai coutume de finir ma nuit au café de la gare.

Le jour s’est levé avec les premiers rayons, il faut que je me rende au port du commerce, cette longue descente est aussi un panorama sur celui-ci, le temps sera beau, mais je sens déjà le vent ! l’Enez est à quai, bien que plus vieux, je le préfère au nouveau Fromveur, en plus, nous avons très souvent les fumées des machines sur le pont arrière.

Le guichet n’est pas encore ouvert, seuls les matelots s’affairent au chargement du fret. D’un regard, nous nous sommes salués, certains habitent l’île ou celle de Molène.
Petit à petit, les passagers arrivent discrètement, j’aperçois Soazic et Fanch. Après l’ouverture du guichet et le billet pris, je reste avec les insulaires pour les nouvelles, chacun expliquant son séjour à Brest ou ailleurs. Je ne dis rien. La visite chez le dentiste pour l’appareil du petit dernier, ou des achats qu’ils ne peuvent faire par correspondance.

Aurons-nous un jour, un bateau qui partira d’Ouessant le matin et rentrera le soir ? Se rendre à Brest n’est ni facile, ni pratique. Il nous faut obligatoirement passer deux nuits sur le continent pour un jour complet ou prendre l’avion, mais c’est bien plus cher.

Avant d’être pensionnaire à Brest, j’avais l’habitude avec maman, de faire au moins un voyage par mois, soit pour des soins particuliers ou tout simplement pour quelques courses que nous ne désirions pas faire par catalogue de vente, et puis flâner dans les rues lumineuses à l’approche de Noël, c’est déjà une fête.
La passerelle vient d’être ouverte aux passagers, nous montons à bord, c’est en semaines, nous sommes peu nombreux.

Aussitôt, je rejoins la proue, calée dans l’angle fermé de l’avant, les bras posés sur le bastingage, j’ai ma place et il faudra du gros temps pour m’en faire bouger. Déjà petite, je montais sur les bittes d’amarrage pour voir la mer fendue par l’étrave.

Nous n’étions pas encore sortis du port que je sens le vent frais sur mes joues, j’ai pris soin de mettre mon bonnet pour profiter au maximum des éléments.
Après un dernier regard sur le quai des balises multicolores, nous longeons la digue du port militaire.

Il y a toujours ces énormes bâtiments gris clair avec leurs impressionnants radars et leurs boules blanches sur le haut des châteaux.
Bientôt le goulet, la première secousse, les premiers creux, les premiers embruns. Des souvenirs d’enfance me viennent, par bonheur maman m’a toujours laissée devant, elle restait à l’abri sous la passerelle du bord.

Est-ce pour cela que je n’ai jamais éprouvé le mal de mer ? Même au plus fort des tempêtes que pouvais subir l’Enez, je trouvais encore du plaisir.
Dans ma jeune mémoire, je ne me souviens guère avoir effectuée un voyage à l’intérieur, mon amie Anne-Marie est comme moi, nous nous soutenions, aucune de nous deux n’a jamais flanché et ne s’est laissée prendre par le mal de mer.

Sur les hauteurs j’aperçois le phare du Minou, les premiers accros dans les vagues se font plus franc, l’Enez glisse encore en séparant l’eau, il ne la frappe pas. Je n’ai pas encore la sensation d’un combat entre deux forces dont aucune ne voudra céder.
J’avoue avoir eu peur, j’ai déjà eu froid dans le dos. C’est une crainte d’un sens supérieur, d’une force inconnue, j’ai entendu la coque de l’Enez frémir sous les coups de boutoir, je l’ai senti se dévier de sa route, de son cap. J’ai senti le temps s’allonger, ces longues minutes d’angoisse où l’on perd un peu d’espoir, où l’on se demande si !…. 

Le vent est plein ouest, lors d’un creux plus profond, je reçois une brise d’embruns, tout le nez de l’Enez est arrosé. Je suis à la fois surprise, désagréablement mouillée, mais aussi je ressens une sensation de bien-être, mes lèvres sont salées, j’ai à peine eu le temps de m’essuyer, qu’une autre, cette fois moins forte a aussi franchi la proue. Je comprends qu’il me faut quitter ma position de vigie et rejoindre le tribord car je préfère cette vue à celle du bâbord.

Le passage du goulet est bien agité, presqu’à chaque creux, le nez plonge et le vent balaie le pont d’embrun.
Il ne m’est pas encore possible de savoir si la traversée sera agitée, car l’état du goulet n’indique pas toujours ce que sera le reste, son état dépend surtout de la marée et de son coefficient.

La mer me semble plus calme à la hauteur de Plougonvelin, En face, les tas de pois se dessinent, j’aime la vision de ces trois cailloux sur fond d’infini.
Sur le feu des Vieux Moines, les cormorans sont là, avec leurs ailes étendues, j’ai l’impression qu’ils nous indiquent la route à suivre.

J’en profite pour sortir mes jumelles car les embruns sont moins fréquents. Au large, la mer moutonne sérieusement, la houle est longue, les creux se forment. 
La position du bateau en travers du vent me protège, au fur et à mesure les passagers viennent à l’abri.
J’aime cette vue du phare de St Mathieu en contre jour, les ruines de l’abbaye lui donne encore plus de cachet.
Je quitte la vue de celui-ci pour le suivant ; Kermorvan, cela me rappelle mon jeu d’enfant.

Toujours voir un phare, un feu, une balise quel que soit le temps. Dès que mon regard en quittait un, une, il fallait qu’instantanément il se porte sur l'autre, sinon j’avais perdu.

Avec Béatrice, nous les connaissons toutes et tous, elle m’expliquait que son grand père de Molène connaissait même tous les cailloux de l’archipel, il naviguait souvent dans la tempête, c’est lui qui assurait la relève des gardiens de phare, il était le capitaine de la Ouessantine.

Ici n’est pas capitaine qui veut, les naufragés sont plus nombreux. D’ailleurs, il en a secouru souvent, lui qui n’avait pas de radar sur son bateau.
Nous arrivons au Conquet, j’observe le quai, je comprends tout de suite le pourquoi de l’absence de passagers….Allons nous accoster car les vagues s’écrasent sur la digue ? J’ai le souvenir de traversée où même l’Enez n’avait pu y faire escale.

C’est pour cela que je n’aime pas avoir cours le samedi matin. De la sorte, je peux prendre le bateau à Brest alors qu’au Conquet, si la tempête est trop forte, l’accostage peut ne pas avoir lieu.
Je ne voulais surtout pas rester le week-end à Brest, pour rien au monde. Ne pas voir maman était pour moi difficilement supportable, principalement à cause du comportement de papa.

La capitaine a bien négocié l’entrée du port, L’Enez roule, tangue, mais il le placera comme à l’habitude.
La digue sur toute sa longueur est le seul rempart face à la mer et l’Enez s’amarre juste derrière.

Les grosses vagues frappent contre, la force du vent envoie une pluie d’embruns. Le quai, pas assez haut, pas assez large, devient vite un piège.
Pas vraiment un vrai quai, pas vraiment une vraie digue. Je sais déjà qui sera mouillé, toujours les mêmes, ceux qui ont des paquets, les mères et les enfants.
Il m’est arrivé, malgré l’habitude, l’expérience, de ne pouvoir être plus rapide que les vagues et de prendre la douche.

Comment faire autrement, les vagues tapent en moyenne toutes les 12 à 13 secondes, le seul espoir, une vague moins forte, ou être une championne vu la longueur du quai, 50 à 60m. 

Me sentant mal à l’aise et n’ayant pas envie de partager le rire sarcastique, gras de certain passagers, j’en profite pour aller observer les mouettes. A cette époque de l’année, septembre, il n’est pas rare de voir des mouettes de Sabine ou quelques autres raretés.

Après le temps imparti pour l’embarquement des nouveaux passagers, l’Enez appareille. Cette fois, je suis sur le dernier trajet pour Ouessant.
Que s’est-il passé ? Comment vais-je retrouver maman ? Je n’ai pas téléphoné, cela m’aurait plutôt fait plus de mal et qu’aurais-je pu faire si loin ? je ne voulais pas lui dire par téléphone, et puis il y avait Corinne, je la sais fragile, sensible, moins armée parce que plus jeune peut-être, mais si présente.
Appuyée sur le bastingage je regarde la mer, je sens l’Enez quelque peu malmené et busculé.
Quelqu’un m’appelle, j’entends mon prénom :

- Muriel, Muriel !
Je me retourne,

- Jean-Yves, tu es là ! Que fais-tu ?
- J’avais une semaine, un projet est tombé à l’eau, alors je suis venu.
Pendant qu’il me parle, je sens la tendresse dans ses yeux, la même quand il m’emmenait aller voir les oiseaux dans le vallon d’Arland. Il avait eu la délicatesse de venir me chercher lorsqu’une fauvette américaine avait été présente.

- Tu es là par hasard ou il y a un oiseau rare ?
Il sourit, il rit,
- Non, rien, une semaine à Paris est bien plus triste que rien sur Ouessant.
- Tel que je te connais, tu vas bien trouver un oiseau rare.
- Qui sait, en plus la météo est avec nous, c’est l’époque des oiseaux américains, me répondit-il.

Pendant qu’il me parle, je l’examine, il est toujours « chiquement » écolo, avec de beaux vêtements. Son air intello, sa voix posée et discrète me donne confiance, le suivre me fait toujours plaisir.

- Et toi Muriel, comment vas-tu ?
- Bien, je reviens de Paris, de chez ma sœur.
- Tu étais à Paris ! Nous aurions pu faire la route ensemble, c’est dommage ! Qu’as-tu trouvé comme livre ?
- Ouessant de Marie le Franc.

Jean-Yves connaît ma quête de livre, je lui avais fait voir ma bibliothèque, qu’il appelle une Bibale.. !

- Parlons sérieusement, Muriel, as-tu vu « un gag ? »

Je ne pu m’empêcher de rire à sa façon de dire un gag. Lui le dit avec tellement de charme que cela ne me heurte pas. Sa façon tendre et pleine d’humour de déterminer un oiseau rare par le nom de gag, n’a rien de péjoratif pour l’espèce en question, ni pour l’activité ornithologique elle-même.

- Non rien, je n’ai même pas eu l’ombre d’un doute, lui dis-je en riant. 
Sans lui avouer que j’avais d’autre souci, lorsque j’avais découverte cette boule dans mon sein, et mon voyage à Paris afin de voir un spécialiste.
Il n’est pas déçu de ma réponse et délicatement, du revers de ses doigts, il me caresse la joue, furtivement,
- Et ta maman ?
- Elle va bien…. Merci

Il enchaine sur autre chose, avait-il perçu mon angoisse ? Il observe en mer, nous restons silencieux un long moment, il n’y a que les embruns pour distraire notre attente.
Heureusement qu’un puffin nous permet d’échanger quelques phrases ; je n’ai pas les mots, pourtant j’aurais aimé lui parler, il est agréable et n’a pas l’esprit d’un dragueur.

Je trouve à peine la force de lui expliquer que le phare du Trézien délimite la Manche de l’Atlantique, nous arrivons à Molène, nous passons le feu des Trois Pierres.

L’état de la mer et surtout de la basse mer ne permet pas l’amarrage, le canot est venu s’accoster le long du bord.
Comme tout le monde, je regarde la manœuvre de déchargement du fret, le sac postal, quelques cartons etc… et puis c’est le tour des passagers, parmi eux, une grand-mère, le canot ballotte, cette fois-ci personne n’a envie de rire, aucune blague ne fuse.

Comme à chaque fois, les matelots réalisent une prouesse, personne n’a reçu la moindre goutte et les paquets arriveront secs.
La sortie du chenal est toujours délicate, c’est avec mille précautions que l’Enez manœuvre, le vrombissement du moteur se répercute dans mon corps, je sens l’Enez frémir, tout vibre.

Nous sommes maintenant à la hauteur de Balanec et déjà secoué, comment va être le passage du Fromveur ?

Avec Jean-Yves, nous observons les plumages des fous de Bassan en vol, ce sont surtout de jeunes oiseaux, c’est normal, les adultes migreront plus tard.
Je ne peux rester insensible à l’aisance de leur plané, ils ondulent en créant des arabesques, les pointes de leurs ailes surfent sur le galbe de la vague, de la force du vent, ils en font une grâce, par la force du vent, nous humain, plions.

Nous longeons Bannec, les creux se forment plus vifs, plus courts, le vent frise la surface de l’eau, jusqu’au fond des creux.
J’ai l’impression qu’il s’est renforcé, les quarante nœuds (soit 74 km/h) ne doivent pas être loin, la mer blanchit de plus en plus.

Je sens tout d’un coup, l’emballement caractéristique de l’hélice sortant de l’eau. Jean-Yves a déserté le pont, depuis quand ? Je ne m’en suis même pas rendu compte.
Bien qu’à l’abri des embruns, ils sont partout, pénétrant, le pont est lavé de paquet de mer, l’Enez commence très légèrement à ne plus aller droit, la puissance des vagues lui donne une dérive par à coup !

Nous sommes en plein dans le fomveur avec son redoutable courant. Le vent augmente son effet, ici la mer prend vite des allures de gros temps, tout ira mieux après le passage du feu de Men Korn.

Ces quelques minutes de tempête laisseront des traces dans les mémoires. Si le temps est clément lors du séjour, elle ne restera qu’une anecdote, sinon elle catalysera la dureté du climat Ouessantin.

L’arrivée sur l’île est souvent ainsi, si les insulaires et quelques habitués le savent, les touristes n’y sont jamais préparés.

Le port du Stiff est en vu, le bateau est aussi plus stable depuis qu’il est à l’abri du vent d’ouest, le pont est de nouveau occupé, Jean-Yves est revenu, je lui trouve une petite mine.
- Pas trop dur Jean-Yves ?
- Je crois que c’est ma plus mauvaise…..ma plus mauvaise traversée !
- Pourquoi n’es-tu pas resté sur le pont ?
- Je pensais être mieux à l’abri, me répond t-il en ressortant les jumelles.
Après une ultime manœuvre, l’Enez a accosté, il est près de 11h45, nous avons mis plus de 3 heures. Maman sera-t-elle là ? A cette heure, il y a les clients.

Harnaché de son énorme sac à dos, Jean-Yves parle avec un autre ornithologue que je ne connais pas, en passant je lui dit :
- Tu me préviens s’il y a quelque chose !
- Bien sûr, Muriel, on commence par Keradennec puis Arland.
Le débarquement a déjà débuté, je suis le mouvement sur le quai, je vois des figures familières, mais ni maman, ni Corinne. 

Autour de moi, j’entends parler du coup de tabac dans le Fromveur, même les Ouessantins n’ont guère aimé. D’ailleurs beaucoup n’aiment pas prendre le bateau, cette île de marin cultive le paradoxe d’avoir un esprit terrien.

Les familiers des passagers se préoccupent tous de savoir comment s’est passé la traversée. Ce sentiment est immuable pour chacune d’elle, c’est un rituel. C’est un peu la façon de se dire bonjour. Comme c’est aussi un rituel de venir au bateau, même si l’on attend personne.

Après avoir salué quelques amies, je me dirige vers le car. Les taxis, les loueurs de vélos sont tous là, tout est près pour l’accueil.

Est-ce le vent ou le passage mouvementé qui décourage les visiteurs, mais peu en profite. Il y a affluence dans le car, de ma place à l’avant, je surveille la route au cas où maman viendrait me chercher.

Arrivée au terminus, Corinne est là, je suis ravie, elle me fait un signe amical de la main comme pour se faire voir.
Je l’observe, j’essaie de deviner, de lire son visage, elle sourit, que dois-je comprendre ?
Je suis la première à descendre.

- Comment ça va à la maison ?
- Toujours pareil
- Et papa ?
- Égal à lui-même
- Et maman ?
- Rassure-toi, il n’y a rien de grave
- Il a bu ?
- Quelle question !
Elle me regarde et fronce les sourcils :

- C’est comme d’habitude, il a crié.
S’approchant de moi en souriant, elle me dit,

- Tu ne m’embrasse pas Mumu !...
Par son habitude chaleureuse, elle m’a apaisée, détendue, j’étais rassurée, nous partons vers la maison, je me sens bien.