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mardi 16 octobre 2012

9 - Le pioca.

Déjà depuis la route de Pern, à la sortie de Loqueltas, j’avais remarqué un ornithologue observant les saules de ma grand-mère. C’est après avoir pris le chemin qui y mène que je reconnu Yann.
Pour ne pas effrayer les oiseaux, je m’approche doucement, à sa hauteur, je lui demande ce qu’il a vu.
- Des pouillots véloces et fitis me répond-t-il
- Et rien d’autre ?
- Non, rien d’extraordinaire, sinon des fauvettes à tête noire, troglodytes, rouge-gorge.
- Et Jean-Yves ?
- Il doit être encore dans la roselière du marais avec les autres….Quelqu’un aurait trouvé une locustelle.
- Que fais-tu ?
- J’allais sur Pern, j’aime beaucoup.
- Veux tu que je te présente à ma grand-mère ?
- Ah, je serais ravi !
- Allez viens.

Après avoir posé les vélos, j’appelle mamie, les fenêtres sont grandes ouvertes, je reconnais le parfum du flan fait avec du petit goémon.
- Tu tombes bien Yann, tu vas apprendre quelque chose que tu ne connais pas.
- De quoi s’agit-il ? me dit-il avec le sourire
- Du flan fait avec des algues….
- Avec des algues ?...
- Mamie, j’ai un ami avec moi, je peux rentrer ?
- Je suis dans la cuisine, entrez donc !

Une fois dans l’entrée, nous nous déchaussons, elle a toujours une multitude de chaussons pour tout le monde.

Yann me suit, nous pénétrons dans la cuisine.
- Excusez-moi de ne pas vous accueillir, mais je prépare mes flans.
- Tu vois, c’est cela le flan au pioca
- Connaissez-vous cela jeune homme ? lui demande-t-elle.
- Non, c’est la première fois que j’en entends parler.
- Vous n’êtes pas Breton ?
- Non, Sarthois.
- Ah ! fait-elle en tournant les algues mélangées au lait dans une passoire.
- Veux-tu lui expliquer Mamie ?
- Ma foi, s’il le veut.
- J’avoue être curieux de connaître cette recette.
- Muriel, tu veux bien me verser une louche pendant que je touille.

Tout en répondant oui, je prends une pleine louche de lait avec du pioca dans la casserole sur le feu et la verse dans sa passoire, en même temps elle explique :
- Vous voyez, jeune homme, je fais ressortir la gélatine ou si vous préférez, le carraghénane du Chondrus cirspus, comme le dit Muriel…, c’est le gélifiant le plus naturel qui soit !
- Regardez sous la passoire, ce qui coule va gélifier le lait et devenir un fan.
- Cela existe depuis longtemps ? demande Eric.
- Personnellement, ma grand-mère de Molène l’utilisait déjà…Cela s’est perdu depuis que l’on vend des préparations toutes faites. Même dans le Léon, c’était utilisé couramment, c’est sûrement très ancien, c’est connu de St Malo à Vannes, c’était utilisé jusqu’après la guerre couramment.
- Et l’algue est facile à trouver ?
- Rien de plus facile, il suffit d’une bonne marée basse à plus de 65/70.
- Mais Mamie, il te reste encore du pioca ? Je pense qu’elle a dû en chercher elle-même ?
- Tu sais bien que non, me dit-elle, et elle rajoute.
- S’il fallait que j’attende après toi, je me ferais des flancs moins souvent ! D’ailleurs à ce propos, il m’en faut pour l’hiver, n’oublie pas !...

Au fond de moi, je sais qu’elle a raison, je ne veux pas qu’elle cueille elle-même le pioca, mais je ne fais pas toujours l’effort de le faire au moment des grandes marées.
- Mamie, je te promets qu’à la prochaine marée, j’irais
- N’oublie pas que c’est pour le début de la semaine prochaine, sinon, j’y vais moi-même, il me faut mes flans pour l’hiver.
- Vous en faites souvent ? demande Yann.
- Deux fois la semaine environ, c’est mon dessert préféré.
- Muriel, va chercher du pioca, le sac est à sa place.
- S’il vous plait, jeune homme, versez moi une louche, pendant que je le passe, je vais vous expliquez en détail.
- Je fais cuire le lait, dès que l’anti-monte lait s’agite, je verse une poignée d’algues sèches et j’attends 15 minutes environ et toujours à feu doux, surtout….Ensuite, on le passe,…. Muriel viens, je vais vous faire voir l’algue.
- Je lui explique moi-même l’algue, mamie
- Si tu veux !
- Yann, tu vois cette algue s’appelle du pioca, c’est son nom Breton. Il y a trois espèces de petit goémon, mais pour les flans, c’est celui qui a le thalle le plus large.
- Qu’est-ce qu’un thalle ? demande Yann
- C’est toute cette partie de l’algue. C’est l’algue en elle-même, là tu la vois blanche, lorsqu’on la cueille elle est brune, lie de vin foncé si tu préfères, ensuite, on la pose sur l’herbe.
- Je te coupe, n’oublie pas de dire qu’il faut un temps gris.
- Mais oui, mais j’y pense mamie. Bon, où j’en étais ?
- Tu la poses sur l’herbe….fit Yann
- Oui, ensuite, il faut l’arroser, la faire sécher, l’arroser à nouveau, et ainsi de suite, jusqu’à ce qu’elle perde ses sels minéraux et qu’elle devienne blanche.
- Pourquoi ? dit Yann.
- Sinon elle donnerait un goût trop fort au flan.
- Les enfants, vous allez m’aider, versez la préparation dans la casserole et tournez pendant que je nettoie ma passoire, comment vous appelez-vous, jeune homme ?
- Yann
- Yann, regardez ce qui reste, vous pouvez toucher.
Je regarde Yann, et je vois qu’il n’ose pas, il est gêné. J’en prends un peu entre mes doigts pour qu’il touche.
- Tu vois comme c’est gluant ! lui dis-je.

Délicatement, d’un doigt, il touche une algue et me demande.
- Ce qui reste va être jeté ?
- Exactement lui dis-je, car cela ne peut resservir une seconde fois.

Il se tourne vers ma grand-mère
- Que mettez-vous Madame, dans votre préparation ?

Elle semble ravie qu’il s’intéresse à la fabrication du flan, tout en continuant son mélange ;
- C’est simple, des raisins secs, du rhum, du sucre vanillé et deux jaunes d’œuf.

Je prends le grand bol sur la table, celui-là même dans lequel j’aimais prendre mon déjeuner étant enfant. J’aime son décor avec le style de la faïence de Quimper. Mamie me donne une cuillère de bois.
- Yann, je verse pendant que tu tournes !...
- Muriel, mélange bien, ensuite tu remplis les ramequins, n’en mets pas partout !

Elle continue à nettoyer sa vaisselle et nous nous appliquons dans notre tâche.
- J’aime beaucoup la cuisine de ta grand-mère, dit Yann.
- Et oui, c’est sa pièce préférée, elle a voulu garder un maximum de traditionnel tout en y faisant entrer un confort agréable et pratique.
- C’est vraiment bien réussi.
- Connais-tu l’écomusée du Niou ?
- Non
- Vas le voir, tu comprendras mieux ce qu’elle a voulu faire.
- J’essayerai d’y aller.
- Comment m’avez-vous fait ça ? dit-elle en revenant vers nous.
- Apporte-moi une éponge, mamie.
- Je crains le pire, dit-elle ironiquement
- Non, cela va, ce n’est pas trop mal…Alors Yann, vous reviendrez le goûter, j’espère ?
- Je ne veux pas vous déranger, Madame.
- Mais non, mais non, vous ne me dérangez pas… Va doué !
- Je reviendrai avec plaisir, il faut que je parte, je vais aller à Pern.

Ma grand-mère s’essuie les mains avec son tablier, avant de lui dire au revoir.
- N’oubliez pas de venir !
- C’est promis Madame, et je vous remercie de m’avoir expliqué cette recette.
- Si vous êtes là la semaine prochaine, je vous emmènerais à la cueillette du petit goémon, je vous apprendrai à faire la différence entre les chondrus, gigartina, laurencia.
- Je ne sais pas encore si je reste une ou deux semaines, mais j’aimerais bien, encore merci Madame.

Ma grand-mère est restée sur le perron, Yann me rejoint visiblement ravi.
- Muriel, tu as une grand-mère formidable !
- J’étais sûre que tu allais me dire cela, ça se voyait sur ton visage.
- Je t’assure, elle est vraiment très sympa…..Je ne sais même pas l’âge qu’elle a, mais je suis sûr qu’elle a dû être une très jolie femme, elle a beaucoup d’allure et de charme.
- Elle serait flattée de t’entendre.

Yann sort avec son vélo, nous nous faisons la bise, je referme la porte de la cour derrière lui, nous nous saluons une dernière fois, il disparaît sur son vélo.

Je rentre chez ma grand-mère