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mardi 16 octobre 2012

1 - Le Paris Brest de 23 heures.

Depuis cette terrible nouvelle de mon cancer du sein, qui m’a ravagée, révoltée, c’est avec plaisir, fuite, angoisse que j’entre dans la gare Montparnasse, plaisir, car je suis sûre de ne pas rater mon train, demain aux alentours de 6h20 je serais à Brest.
Fuite, car je fuis cette ville pour retrouver ma mère, mon île, le temps qu’il me faudra.

Que j’aille demain en chimio, ou plus tard, et tant pis pour le demain, j’ai besoin d’Ouessant tant que je suis encore présentable, oui sans perruque, sans fatigue, sans vomi, sans cette saloperie de maladie.

C’est bien ma veine, de même pas avoir eu de gros nibars, et de chopper çà, déjà que les mecs n’avaient d’yeux que pour eux. Enfin merde, pourquoi moi, que ce passe t’il ? 

Angoisse, car il va falloir à nouveau affronter mon père avec toutes ses scènes, son humeur, ses colères.

Mais le plaisir est plus grand car je vais retrouver mon univers, mon paradis, bien que parfois obscur et tempétueux, mon île d’Ouessant, ma famille, ma vie. 

Ce n’est pas la première fois que je fais le voyage, mais c’est toujours ainsi un court moment. Ce séjour à Paris chez une de mes sœurs n’aura duré cette fois que le temps des examens.

Je ne peux pas rester à Paris, il me faut partir, le dire à maman, être près d’elle, pas par téléphone, j’ai fais jurer à Josée de ne rien lui dire, et puis peut-être qu’à Brest il y a ce qu’il faut ?

Tout en traversant l’immense hall qui longe les voies d’arrivées et de départs, pour aller à l’autre extrémité m’installer à la cafétéria, un même pincement, les mêmes pensées et visions m’assaillent.
Comment pourrait-il en être autrement, en sera-t-il autrement un jour, referais-je le voyage ?

Comme d’habitude je cherche une table où je peux voir l’heure et les quais. Paris m’est une respiration pourtant une respiration particulière, un bien être, une soif et pourtant c’est toujours un peu pareil. Inlassablement, je parcours les quais à la recherche des bouquinistes.

Mon but est invariable, immuable, trouver des livres sur les oiseaux, ou Ouessant, et enfin retrouver ma sœur, le soir venu, pour parler de la vie sur l’île, et à la maison, surtout celle que papa nous fait subir tant à ma sœur Corinne et moi, mais particulièrement à maman.

Pourtant la tentation est forte parfois, de me laisser vivre, de vivre autre chose, ma vie de jeune femme, mais comment vivre, avec l’idée de la mort à l’horizon, ce n’est pas de mon âge, mais comment vivre dans une telle peur ?

A la lumière blafarde des néons, je feuillète mes trouvailles, mon trésor, car il s’agit bien d’un trésor ! J’ai enfin trouvé le livre de Marie Le Franc « Dans l’île », une édition de 1932, à l’intérieur, je trouve une bande d’un vert fané « Deux cœurs humains qui battent au rythme du formidable Ouessant ». Cette bande annonce me servira de marque page. 

Il a l’odeur qu’ont les vieux livres, pas celle de l’humidité, non, celle bien particulière et caractéristique, une odeur sèche de page jaunie par le temps.
En lisant quelques courts passages, je cherche où se situe l’action, car comme pour les autres livres, je le lirai sur les lieux, là où le narrateur a choisi de faire vivre ses personnages.

Chaque livre correspond donc à un lieu et à un paysage. Ils avaient parfois en plus, le souvenir d’un rencontre avec un oiseau, car combien de fois, blottie contre un rocher, plongée par l’histoire dans un autre univers, fondue dans un temps passé, un oiseau de temps présent vint à ma rencontre.

De ces visites, les plus régulières étaient celles des traquets motteux et des pipits Farlouses, parfois d’autres plus rares, comme celle d’un pluvier guignard à Kadoran.

Kadoran est une pointe au nord-est de l’île, une lande de bruyères et de lichens aussi désertique et pelée que peut l’être une lande d’Écosse. Adossée contre un rocher devant moi, je lisais « mon ami le pluvier ». Par qu’elle magie, par je ne sais quoi d’heureux un même pluvier est venu traverser mon champ de vision, tout comme ce livre que j’ai trouvé fortuitement sur un rayon.

D’ailleurs, les histoires de nos anciens sont constellées de récits d’oiseaux, particulièrement les jours de brouillard au phare du Créac’h où ils se tuaient sur les lentilles. Jadis ma grand-mère Claire les cuisinait en ragoût, c’était la viande, l’unique, celle du dimanche.

Pourtant les livres écrits sur l’île n’en parlent si peu, voire pratiquement pas… !
Mes livres correspondent souvent à un voyage à Paris, ils sont liés aussi à des souvenirs multiples. 

Après avoir payé mon chocolat et traversé les quais, je rejoins mon train, le contrôleur pointe déjà les couchettes, je vais à sa rencontre, j’ai pris cette habitude pour ne pas être dérangée plus tard.

Ma réservation prise à l’avance me permet d’être dans la voiture de tête, en semaine, nous sommes quatre par compartiment au lieu des six habituels, cela aussi est un rituel que je vais peut-être ne plus vivre. Installée, j’attends les premiers soubresauts du départ, je n’attends que cet instant, plus rien d’autre n’a vraiment d’importance.

Ma couchette est en place, toujours celle du bas, tout est près pour moi, car égoïstement je souhaite qu’il parte plus tôt pour être seul, je ne souhaite aucune compagnie, surtout pas celle de ces « bons hommes » et de leur regards d’affamés comme devant une soupe chaude. 

Tous mes séjours sont ainsi, je fuis le monde, les regards, les présences et pourtant je suis heureuse dans cette ville, heureuse de vivre autrement, et encore plus aujourd’hui, heureuse de prendre ce train, le Paris Brest de 23 heures.
Enfin je suis tranquille, le décor défile derrière la vitre du couloir avec des fenêtres allumées de ces grands immeubles. Qui sont ces gens ? que font-ils ? je ne les envie pas, comment vivre ainsi et surtout toujours ainsi.

Comme à chaque voyage, j’attends l’instant de voir la tour Eiffel, à ma façon je lui dis toujours au revoir avant de dormir, et peut-être adieu, j’ai peur… !
Je ne pense pas l’avoir jamais oublié, elle est de chaque voyage, comme les bouquinistes, comme mes livres et surtout, comme l’entente et l’harmonie du couple que forme ma sœur et son mari.
Le train a déjà pris de l’allure et je ne la vois plus, je vais me coucher.

Après m’être réveillée en pleine nuit comme à l’accoutumée je me laisse bercer par le claquement de bogies à la rencontre de chaque rail, il n’y a que le passage des aiguillages qui en change le rythme.

Ces nuits n’ont ni temps, ni repères, elles sont toujours ainsi, coupées, longues ou courtes, combien de fois je me suis réveillée et rendormie.

Je ne cherche guère à savoir où nous sommes, je n’attends que l’arrivée sur Brest. Puis dans un demi sommeil, j’entends Landivisiau, ce nom a toujours sonné magiquement, pourquoi pas Morlaix, Landerneau, je ne sais pas, j’ai coutume de dire Landivi, comme St Quay pour Saint Quay Portrieux. 

A landivi j’arrive en Bretagne, rarement avant, est-ce à cause du voyage de nuit ?, alors qu’au départ de mes séjours, j’ai le sentiment de ne quitter la Bretagne qu’après la baie de St Brieuc, à la dernière vue sur la mer.
Je préfère quitter la Bretagne avec un train de jour et revenir avec un train de nuit.
Enfin j’arrive et c’est cela l’essentiel, à la sortie du compartiment, mon premier regard va vers l’extérieur, pleut-il ?

Je n’aime pas arriver avec la pluie, pourtant je ne la déteste pas, quelques fois je la trouve même plus reposante que le soleil. Les lueurs se font plus vives, je sens la ville frémir, j’attends le moment du grincement des freins, il arrive juste avec les premières visions de la fin du port, un peu comme si le conducteur nous avertissait à l’entrée de la rade.

J’aime regarder les bateaux toutes lumières allumées comme des sapins de Noël.
Le bruit des freins devient plus vif, mon regard cherche des endroits familiers, j’entre en gare, ce n’est plus qu’une question de secondes, dans un dernier gémissement strident, il s’arrête.

En descendant sur le quai, je n’ai qu’une envie entendre les goélands, leurs cris dans le jour naissant est l’image de la mer, de la ville maritime, ils sont là, comme pour saluer mon arrivée.

Il me reste une dernière sensation à retrouver à la sortie de la gare, je me rends devant le parapet et j’hume très profondément, et tout d’un coup l’émotion monte en moi, et me rappelle à ma réalité, je pleure pour la première fois depuis l’annonce de mon cancer et de l’image de la mort. Suis-je trop fatiguée,? Est-ce l’émotion de vivre peut-être ce dernier voyage. ? 
Ma mémoire olfactive ne me trahit pas, je sens la mer, elle est là, comme le sel de mes larmes, je suis enfin chez moi. oh ! je le savait bien sûr mais pourquoi ce rituel. ? J’ai besoin de retrouver mes marques, d’avoir une autre vision.

Je veux chasser cette angoisse à la pensée de retrouver mon père, alors je scénarise ces bons moments, Je ne veux pour rien au monde détester mon pays à cause de lui, à cause de ma réalité, il va me falloir tout vaincre, je ne partirais pas, non c’est lui, c’est toi qui va partir.

Ma sœur Josée, après de multiples querelles a fini par quitter la maison et l’île. Bien qu’heureuse à Paris, à la fois dans son travail, à la banque, et surtout dans son couple, elle avait la nostalgie de l’île et s’ennuyait parfois de ne plus voir maman assez souvent.