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mardi 16 octobre 2012

Ouessant, mon paradis parfois obscur.

Roman,
Andréas Guyot.

Merci à Jean Cuillandre pour son récit "le sauvetage"

Merci à tous les personnages qui pourront se reconnaître
bien que l'histoire ne soit qu'une pure fiction.

A la mémoire de Mr M.H.Julien.

A ma famille.
(Pour lire les 31 chapîtres cliquez sur "Articles plus anciens", en fin de page.

introduction.

Née sur l'île d'Ouessant, Muriel y a grandi sans presque jamais la quitter, si ce n'est pour quelques jours et toujours avec sa mère.

Elle n'a connu la vie du continent qu'une fois adolescente et à partir de l'internat de Brest.

Il en est ainsi pour tous les enfants de l'île. C'est le passage obligatoire à la vie, un peu comme les garçons du continent qui partent au régiment.

Il est coutume de dire aux jeunes enfants que l'on réprimande: "tu verras si cela sera pareil sur le continent!". Ici, le giron des parents se quitte plus tôt qu'ailleurs et parfois plus difficilement parce que la mer est une frontière, et que le retour sur l'île ne se fera qu'en fin de semaine et à condition qu'il n'y ait pas de tempête.

Muriel, très attachée à sa mère, a vécu cela très fortement. Sa vie d'adolescente a été ponctuée de départs, ceux ci lui ont coûté parce que plus que d'autres, son enfance a été marquée.
Marquée par un climat familial, par son amour de l'île, par la connaissance qu'elle en a et parce qu'elle a coutume de dire "mon paradis parfois obscur".

Aujourd'hui, Muriel est une jeune femme qui se bat pour ne pas fuir son île, et vivre seule en exil avec son cancer, mais vivre à Ouessant en 1978.

1 - Le Paris Brest de 23 heures.

Depuis cette terrible nouvelle de mon cancer du sein, qui m’a ravagée, révoltée, c’est avec plaisir, fuite, angoisse que j’entre dans la gare Montparnasse, plaisir, car je suis sûre de ne pas rater mon train, demain aux alentours de 6h20 je serais à Brest.
Fuite, car je fuis cette ville pour retrouver ma mère, mon île, le temps qu’il me faudra.

Que j’aille demain en chimio, ou plus tard, et tant pis pour le demain, j’ai besoin d’Ouessant tant que je suis encore présentable, oui sans perruque, sans fatigue, sans vomi, sans cette saloperie de maladie.

C’est bien ma veine, de même pas avoir eu de gros nibars, et de chopper çà, déjà que les mecs n’avaient d’yeux que pour eux. Enfin merde, pourquoi moi, que ce passe t’il ? 

Angoisse, car il va falloir à nouveau affronter mon père avec toutes ses scènes, son humeur, ses colères.

Mais le plaisir est plus grand car je vais retrouver mon univers, mon paradis, bien que parfois obscur et tempétueux, mon île d’Ouessant, ma famille, ma vie. 

Ce n’est pas la première fois que je fais le voyage, mais c’est toujours ainsi un court moment. Ce séjour à Paris chez une de mes sœurs n’aura duré cette fois que le temps des examens.

Je ne peux pas rester à Paris, il me faut partir, le dire à maman, être près d’elle, pas par téléphone, j’ai fais jurer à Josée de ne rien lui dire, et puis peut-être qu’à Brest il y a ce qu’il faut ?

Tout en traversant l’immense hall qui longe les voies d’arrivées et de départs, pour aller à l’autre extrémité m’installer à la cafétéria, un même pincement, les mêmes pensées et visions m’assaillent.
Comment pourrait-il en être autrement, en sera-t-il autrement un jour, referais-je le voyage ?

Comme d’habitude je cherche une table où je peux voir l’heure et les quais. Paris m’est une respiration pourtant une respiration particulière, un bien être, une soif et pourtant c’est toujours un peu pareil. Inlassablement, je parcours les quais à la recherche des bouquinistes.

Mon but est invariable, immuable, trouver des livres sur les oiseaux, ou Ouessant, et enfin retrouver ma sœur, le soir venu, pour parler de la vie sur l’île, et à la maison, surtout celle que papa nous fait subir tant à ma sœur Corinne et moi, mais particulièrement à maman.

Pourtant la tentation est forte parfois, de me laisser vivre, de vivre autre chose, ma vie de jeune femme, mais comment vivre, avec l’idée de la mort à l’horizon, ce n’est pas de mon âge, mais comment vivre dans une telle peur ?

A la lumière blafarde des néons, je feuillète mes trouvailles, mon trésor, car il s’agit bien d’un trésor ! J’ai enfin trouvé le livre de Marie Le Franc « Dans l’île », une édition de 1932, à l’intérieur, je trouve une bande d’un vert fané « Deux cœurs humains qui battent au rythme du formidable Ouessant ». Cette bande annonce me servira de marque page. 

Il a l’odeur qu’ont les vieux livres, pas celle de l’humidité, non, celle bien particulière et caractéristique, une odeur sèche de page jaunie par le temps.
En lisant quelques courts passages, je cherche où se situe l’action, car comme pour les autres livres, je le lirai sur les lieux, là où le narrateur a choisi de faire vivre ses personnages.

Chaque livre correspond donc à un lieu et à un paysage. Ils avaient parfois en plus, le souvenir d’un rencontre avec un oiseau, car combien de fois, blottie contre un rocher, plongée par l’histoire dans un autre univers, fondue dans un temps passé, un oiseau de temps présent vint à ma rencontre.

De ces visites, les plus régulières étaient celles des traquets motteux et des pipits Farlouses, parfois d’autres plus rares, comme celle d’un pluvier guignard à Kadoran.

Kadoran est une pointe au nord-est de l’île, une lande de bruyères et de lichens aussi désertique et pelée que peut l’être une lande d’Écosse. Adossée contre un rocher devant moi, je lisais « mon ami le pluvier ». Par qu’elle magie, par je ne sais quoi d’heureux un même pluvier est venu traverser mon champ de vision, tout comme ce livre que j’ai trouvé fortuitement sur un rayon.

D’ailleurs, les histoires de nos anciens sont constellées de récits d’oiseaux, particulièrement les jours de brouillard au phare du Créac’h où ils se tuaient sur les lentilles. Jadis ma grand-mère Claire les cuisinait en ragoût, c’était la viande, l’unique, celle du dimanche.

Pourtant les livres écrits sur l’île n’en parlent si peu, voire pratiquement pas… !
Mes livres correspondent souvent à un voyage à Paris, ils sont liés aussi à des souvenirs multiples. 

Après avoir payé mon chocolat et traversé les quais, je rejoins mon train, le contrôleur pointe déjà les couchettes, je vais à sa rencontre, j’ai pris cette habitude pour ne pas être dérangée plus tard.

Ma réservation prise à l’avance me permet d’être dans la voiture de tête, en semaine, nous sommes quatre par compartiment au lieu des six habituels, cela aussi est un rituel que je vais peut-être ne plus vivre. Installée, j’attends les premiers soubresauts du départ, je n’attends que cet instant, plus rien d’autre n’a vraiment d’importance.

Ma couchette est en place, toujours celle du bas, tout est près pour moi, car égoïstement je souhaite qu’il parte plus tôt pour être seul, je ne souhaite aucune compagnie, surtout pas celle de ces « bons hommes » et de leur regards d’affamés comme devant une soupe chaude. 

Tous mes séjours sont ainsi, je fuis le monde, les regards, les présences et pourtant je suis heureuse dans cette ville, heureuse de vivre autrement, et encore plus aujourd’hui, heureuse de prendre ce train, le Paris Brest de 23 heures.
Enfin je suis tranquille, le décor défile derrière la vitre du couloir avec des fenêtres allumées de ces grands immeubles. Qui sont ces gens ? que font-ils ? je ne les envie pas, comment vivre ainsi et surtout toujours ainsi.

Comme à chaque voyage, j’attends l’instant de voir la tour Eiffel, à ma façon je lui dis toujours au revoir avant de dormir, et peut-être adieu, j’ai peur… !
Je ne pense pas l’avoir jamais oublié, elle est de chaque voyage, comme les bouquinistes, comme mes livres et surtout, comme l’entente et l’harmonie du couple que forme ma sœur et son mari.
Le train a déjà pris de l’allure et je ne la vois plus, je vais me coucher.

Après m’être réveillée en pleine nuit comme à l’accoutumée je me laisse bercer par le claquement de bogies à la rencontre de chaque rail, il n’y a que le passage des aiguillages qui en change le rythme.

Ces nuits n’ont ni temps, ni repères, elles sont toujours ainsi, coupées, longues ou courtes, combien de fois je me suis réveillée et rendormie.

Je ne cherche guère à savoir où nous sommes, je n’attends que l’arrivée sur Brest. Puis dans un demi sommeil, j’entends Landivisiau, ce nom a toujours sonné magiquement, pourquoi pas Morlaix, Landerneau, je ne sais pas, j’ai coutume de dire Landivi, comme St Quay pour Saint Quay Portrieux. 

A landivi j’arrive en Bretagne, rarement avant, est-ce à cause du voyage de nuit ?, alors qu’au départ de mes séjours, j’ai le sentiment de ne quitter la Bretagne qu’après la baie de St Brieuc, à la dernière vue sur la mer.
Je préfère quitter la Bretagne avec un train de jour et revenir avec un train de nuit.
Enfin j’arrive et c’est cela l’essentiel, à la sortie du compartiment, mon premier regard va vers l’extérieur, pleut-il ?

Je n’aime pas arriver avec la pluie, pourtant je ne la déteste pas, quelques fois je la trouve même plus reposante que le soleil. Les lueurs se font plus vives, je sens la ville frémir, j’attends le moment du grincement des freins, il arrive juste avec les premières visions de la fin du port, un peu comme si le conducteur nous avertissait à l’entrée de la rade.

J’aime regarder les bateaux toutes lumières allumées comme des sapins de Noël.
Le bruit des freins devient plus vif, mon regard cherche des endroits familiers, j’entre en gare, ce n’est plus qu’une question de secondes, dans un dernier gémissement strident, il s’arrête.

En descendant sur le quai, je n’ai qu’une envie entendre les goélands, leurs cris dans le jour naissant est l’image de la mer, de la ville maritime, ils sont là, comme pour saluer mon arrivée.

Il me reste une dernière sensation à retrouver à la sortie de la gare, je me rends devant le parapet et j’hume très profondément, et tout d’un coup l’émotion monte en moi, et me rappelle à ma réalité, je pleure pour la première fois depuis l’annonce de mon cancer et de l’image de la mort. Suis-je trop fatiguée,? Est-ce l’émotion de vivre peut-être ce dernier voyage. ? 
Ma mémoire olfactive ne me trahit pas, je sens la mer, elle est là, comme le sel de mes larmes, je suis enfin chez moi. oh ! je le savait bien sûr mais pourquoi ce rituel. ? J’ai besoin de retrouver mes marques, d’avoir une autre vision.

Je veux chasser cette angoisse à la pensée de retrouver mon père, alors je scénarise ces bons moments, Je ne veux pour rien au monde détester mon pays à cause de lui, à cause de ma réalité, il va me falloir tout vaincre, je ne partirais pas, non c’est lui, c’est toi qui va partir.

Ma sœur Josée, après de multiples querelles a fini par quitter la maison et l’île. Bien qu’heureuse à Paris, à la fois dans son travail, à la banque, et surtout dans son couple, elle avait la nostalgie de l’île et s’ennuyait parfois de ne plus voir maman assez souvent.

2 - La traversée.

L’Enez Eussa levant l’ancre à 8h30, j’ai le temps de prendre mon petit déjeuner et de me refaire une beauté. Bien que le Télégramme ne me passionne pas, J’en lis les nouvelles locales. J’ai coutume de finir ma nuit au café de la gare.

Le jour s’est levé avec les premiers rayons, il faut que je me rende au port du commerce, cette longue descente est aussi un panorama sur celui-ci, le temps sera beau, mais je sens déjà le vent ! l’Enez est à quai, bien que plus vieux, je le préfère au nouveau Fromveur, en plus, nous avons très souvent les fumées des machines sur le pont arrière.

Le guichet n’est pas encore ouvert, seuls les matelots s’affairent au chargement du fret. D’un regard, nous nous sommes salués, certains habitent l’île ou celle de Molène.
Petit à petit, les passagers arrivent discrètement, j’aperçois Soazic et Fanch. Après l’ouverture du guichet et le billet pris, je reste avec les insulaires pour les nouvelles, chacun expliquant son séjour à Brest ou ailleurs. Je ne dis rien. La visite chez le dentiste pour l’appareil du petit dernier, ou des achats qu’ils ne peuvent faire par correspondance.

Aurons-nous un jour, un bateau qui partira d’Ouessant le matin et rentrera le soir ? Se rendre à Brest n’est ni facile, ni pratique. Il nous faut obligatoirement passer deux nuits sur le continent pour un jour complet ou prendre l’avion, mais c’est bien plus cher.

Avant d’être pensionnaire à Brest, j’avais l’habitude avec maman, de faire au moins un voyage par mois, soit pour des soins particuliers ou tout simplement pour quelques courses que nous ne désirions pas faire par catalogue de vente, et puis flâner dans les rues lumineuses à l’approche de Noël, c’est déjà une fête.
La passerelle vient d’être ouverte aux passagers, nous montons à bord, c’est en semaines, nous sommes peu nombreux.

Aussitôt, je rejoins la proue, calée dans l’angle fermé de l’avant, les bras posés sur le bastingage, j’ai ma place et il faudra du gros temps pour m’en faire bouger. Déjà petite, je montais sur les bittes d’amarrage pour voir la mer fendue par l’étrave.

Nous n’étions pas encore sortis du port que je sens le vent frais sur mes joues, j’ai pris soin de mettre mon bonnet pour profiter au maximum des éléments.
Après un dernier regard sur le quai des balises multicolores, nous longeons la digue du port militaire.

Il y a toujours ces énormes bâtiments gris clair avec leurs impressionnants radars et leurs boules blanches sur le haut des châteaux.
Bientôt le goulet, la première secousse, les premiers creux, les premiers embruns. Des souvenirs d’enfance me viennent, par bonheur maman m’a toujours laissée devant, elle restait à l’abri sous la passerelle du bord.

Est-ce pour cela que je n’ai jamais éprouvé le mal de mer ? Même au plus fort des tempêtes que pouvais subir l’Enez, je trouvais encore du plaisir.
Dans ma jeune mémoire, je ne me souviens guère avoir effectuée un voyage à l’intérieur, mon amie Anne-Marie est comme moi, nous nous soutenions, aucune de nous deux n’a jamais flanché et ne s’est laissée prendre par le mal de mer.

Sur les hauteurs j’aperçois le phare du Minou, les premiers accros dans les vagues se font plus franc, l’Enez glisse encore en séparant l’eau, il ne la frappe pas. Je n’ai pas encore la sensation d’un combat entre deux forces dont aucune ne voudra céder.
J’avoue avoir eu peur, j’ai déjà eu froid dans le dos. C’est une crainte d’un sens supérieur, d’une force inconnue, j’ai entendu la coque de l’Enez frémir sous les coups de boutoir, je l’ai senti se dévier de sa route, de son cap. J’ai senti le temps s’allonger, ces longues minutes d’angoisse où l’on perd un peu d’espoir, où l’on se demande si !…. 

Le vent est plein ouest, lors d’un creux plus profond, je reçois une brise d’embruns, tout le nez de l’Enez est arrosé. Je suis à la fois surprise, désagréablement mouillée, mais aussi je ressens une sensation de bien-être, mes lèvres sont salées, j’ai à peine eu le temps de m’essuyer, qu’une autre, cette fois moins forte a aussi franchi la proue. Je comprends qu’il me faut quitter ma position de vigie et rejoindre le tribord car je préfère cette vue à celle du bâbord.

Le passage du goulet est bien agité, presqu’à chaque creux, le nez plonge et le vent balaie le pont d’embrun.
Il ne m’est pas encore possible de savoir si la traversée sera agitée, car l’état du goulet n’indique pas toujours ce que sera le reste, son état dépend surtout de la marée et de son coefficient.

La mer me semble plus calme à la hauteur de Plougonvelin, En face, les tas de pois se dessinent, j’aime la vision de ces trois cailloux sur fond d’infini.
Sur le feu des Vieux Moines, les cormorans sont là, avec leurs ailes étendues, j’ai l’impression qu’ils nous indiquent la route à suivre.

J’en profite pour sortir mes jumelles car les embruns sont moins fréquents. Au large, la mer moutonne sérieusement, la houle est longue, les creux se forment. 
La position du bateau en travers du vent me protège, au fur et à mesure les passagers viennent à l’abri.
J’aime cette vue du phare de St Mathieu en contre jour, les ruines de l’abbaye lui donne encore plus de cachet.
Je quitte la vue de celui-ci pour le suivant ; Kermorvan, cela me rappelle mon jeu d’enfant.

Toujours voir un phare, un feu, une balise quel que soit le temps. Dès que mon regard en quittait un, une, il fallait qu’instantanément il se porte sur l'autre, sinon j’avais perdu.

Avec Béatrice, nous les connaissons toutes et tous, elle m’expliquait que son grand père de Molène connaissait même tous les cailloux de l’archipel, il naviguait souvent dans la tempête, c’est lui qui assurait la relève des gardiens de phare, il était le capitaine de la Ouessantine.

Ici n’est pas capitaine qui veut, les naufragés sont plus nombreux. D’ailleurs, il en a secouru souvent, lui qui n’avait pas de radar sur son bateau.
Nous arrivons au Conquet, j’observe le quai, je comprends tout de suite le pourquoi de l’absence de passagers….Allons nous accoster car les vagues s’écrasent sur la digue ? J’ai le souvenir de traversée où même l’Enez n’avait pu y faire escale.

C’est pour cela que je n’aime pas avoir cours le samedi matin. De la sorte, je peux prendre le bateau à Brest alors qu’au Conquet, si la tempête est trop forte, l’accostage peut ne pas avoir lieu.
Je ne voulais surtout pas rester le week-end à Brest, pour rien au monde. Ne pas voir maman était pour moi difficilement supportable, principalement à cause du comportement de papa.

La capitaine a bien négocié l’entrée du port, L’Enez roule, tangue, mais il le placera comme à l’habitude.
La digue sur toute sa longueur est le seul rempart face à la mer et l’Enez s’amarre juste derrière.

Les grosses vagues frappent contre, la force du vent envoie une pluie d’embruns. Le quai, pas assez haut, pas assez large, devient vite un piège.
Pas vraiment un vrai quai, pas vraiment une vraie digue. Je sais déjà qui sera mouillé, toujours les mêmes, ceux qui ont des paquets, les mères et les enfants.
Il m’est arrivé, malgré l’habitude, l’expérience, de ne pouvoir être plus rapide que les vagues et de prendre la douche.

Comment faire autrement, les vagues tapent en moyenne toutes les 12 à 13 secondes, le seul espoir, une vague moins forte, ou être une championne vu la longueur du quai, 50 à 60m. 

Me sentant mal à l’aise et n’ayant pas envie de partager le rire sarcastique, gras de certain passagers, j’en profite pour aller observer les mouettes. A cette époque de l’année, septembre, il n’est pas rare de voir des mouettes de Sabine ou quelques autres raretés.

Après le temps imparti pour l’embarquement des nouveaux passagers, l’Enez appareille. Cette fois, je suis sur le dernier trajet pour Ouessant.
Que s’est-il passé ? Comment vais-je retrouver maman ? Je n’ai pas téléphoné, cela m’aurait plutôt fait plus de mal et qu’aurais-je pu faire si loin ? je ne voulais pas lui dire par téléphone, et puis il y avait Corinne, je la sais fragile, sensible, moins armée parce que plus jeune peut-être, mais si présente.
Appuyée sur le bastingage je regarde la mer, je sens l’Enez quelque peu malmené et busculé.
Quelqu’un m’appelle, j’entends mon prénom :

- Muriel, Muriel !
Je me retourne,

- Jean-Yves, tu es là ! Que fais-tu ?
- J’avais une semaine, un projet est tombé à l’eau, alors je suis venu.
Pendant qu’il me parle, je sens la tendresse dans ses yeux, la même quand il m’emmenait aller voir les oiseaux dans le vallon d’Arland. Il avait eu la délicatesse de venir me chercher lorsqu’une fauvette américaine avait été présente.

- Tu es là par hasard ou il y a un oiseau rare ?
Il sourit, il rit,
- Non, rien, une semaine à Paris est bien plus triste que rien sur Ouessant.
- Tel que je te connais, tu vas bien trouver un oiseau rare.
- Qui sait, en plus la météo est avec nous, c’est l’époque des oiseaux américains, me répondit-il.

Pendant qu’il me parle, je l’examine, il est toujours « chiquement » écolo, avec de beaux vêtements. Son air intello, sa voix posée et discrète me donne confiance, le suivre me fait toujours plaisir.

- Et toi Muriel, comment vas-tu ?
- Bien, je reviens de Paris, de chez ma sœur.
- Tu étais à Paris ! Nous aurions pu faire la route ensemble, c’est dommage ! Qu’as-tu trouvé comme livre ?
- Ouessant de Marie le Franc.

Jean-Yves connaît ma quête de livre, je lui avais fait voir ma bibliothèque, qu’il appelle une Bibale.. !

- Parlons sérieusement, Muriel, as-tu vu « un gag ? »

Je ne pu m’empêcher de rire à sa façon de dire un gag. Lui le dit avec tellement de charme que cela ne me heurte pas. Sa façon tendre et pleine d’humour de déterminer un oiseau rare par le nom de gag, n’a rien de péjoratif pour l’espèce en question, ni pour l’activité ornithologique elle-même.

- Non rien, je n’ai même pas eu l’ombre d’un doute, lui dis-je en riant. 
Sans lui avouer que j’avais d’autre souci, lorsque j’avais découverte cette boule dans mon sein, et mon voyage à Paris afin de voir un spécialiste.
Il n’est pas déçu de ma réponse et délicatement, du revers de ses doigts, il me caresse la joue, furtivement,
- Et ta maman ?
- Elle va bien…. Merci

Il enchaine sur autre chose, avait-il perçu mon angoisse ? Il observe en mer, nous restons silencieux un long moment, il n’y a que les embruns pour distraire notre attente.
Heureusement qu’un puffin nous permet d’échanger quelques phrases ; je n’ai pas les mots, pourtant j’aurais aimé lui parler, il est agréable et n’a pas l’esprit d’un dragueur.

Je trouve à peine la force de lui expliquer que le phare du Trézien délimite la Manche de l’Atlantique, nous arrivons à Molène, nous passons le feu des Trois Pierres.

L’état de la mer et surtout de la basse mer ne permet pas l’amarrage, le canot est venu s’accoster le long du bord.
Comme tout le monde, je regarde la manœuvre de déchargement du fret, le sac postal, quelques cartons etc… et puis c’est le tour des passagers, parmi eux, une grand-mère, le canot ballotte, cette fois-ci personne n’a envie de rire, aucune blague ne fuse.

Comme à chaque fois, les matelots réalisent une prouesse, personne n’a reçu la moindre goutte et les paquets arriveront secs.
La sortie du chenal est toujours délicate, c’est avec mille précautions que l’Enez manœuvre, le vrombissement du moteur se répercute dans mon corps, je sens l’Enez frémir, tout vibre.

Nous sommes maintenant à la hauteur de Balanec et déjà secoué, comment va être le passage du Fromveur ?

Avec Jean-Yves, nous observons les plumages des fous de Bassan en vol, ce sont surtout de jeunes oiseaux, c’est normal, les adultes migreront plus tard.
Je ne peux rester insensible à l’aisance de leur plané, ils ondulent en créant des arabesques, les pointes de leurs ailes surfent sur le galbe de la vague, de la force du vent, ils en font une grâce, par la force du vent, nous humain, plions.

Nous longeons Bannec, les creux se forment plus vifs, plus courts, le vent frise la surface de l’eau, jusqu’au fond des creux.
J’ai l’impression qu’il s’est renforcé, les quarante nœuds (soit 74 km/h) ne doivent pas être loin, la mer blanchit de plus en plus.

Je sens tout d’un coup, l’emballement caractéristique de l’hélice sortant de l’eau. Jean-Yves a déserté le pont, depuis quand ? Je ne m’en suis même pas rendu compte.
Bien qu’à l’abri des embruns, ils sont partout, pénétrant, le pont est lavé de paquet de mer, l’Enez commence très légèrement à ne plus aller droit, la puissance des vagues lui donne une dérive par à coup !

Nous sommes en plein dans le fomveur avec son redoutable courant. Le vent augmente son effet, ici la mer prend vite des allures de gros temps, tout ira mieux après le passage du feu de Men Korn.

Ces quelques minutes de tempête laisseront des traces dans les mémoires. Si le temps est clément lors du séjour, elle ne restera qu’une anecdote, sinon elle catalysera la dureté du climat Ouessantin.

L’arrivée sur l’île est souvent ainsi, si les insulaires et quelques habitués le savent, les touristes n’y sont jamais préparés.

Le port du Stiff est en vu, le bateau est aussi plus stable depuis qu’il est à l’abri du vent d’ouest, le pont est de nouveau occupé, Jean-Yves est revenu, je lui trouve une petite mine.
- Pas trop dur Jean-Yves ?
- Je crois que c’est ma plus mauvaise…..ma plus mauvaise traversée !
- Pourquoi n’es-tu pas resté sur le pont ?
- Je pensais être mieux à l’abri, me répond t-il en ressortant les jumelles.
Après une ultime manœuvre, l’Enez a accosté, il est près de 11h45, nous avons mis plus de 3 heures. Maman sera-t-elle là ? A cette heure, il y a les clients.

Harnaché de son énorme sac à dos, Jean-Yves parle avec un autre ornithologue que je ne connais pas, en passant je lui dit :
- Tu me préviens s’il y a quelque chose !
- Bien sûr, Muriel, on commence par Keradennec puis Arland.
Le débarquement a déjà débuté, je suis le mouvement sur le quai, je vois des figures familières, mais ni maman, ni Corinne. 

Autour de moi, j’entends parler du coup de tabac dans le Fromveur, même les Ouessantins n’ont guère aimé. D’ailleurs beaucoup n’aiment pas prendre le bateau, cette île de marin cultive le paradoxe d’avoir un esprit terrien.

Les familiers des passagers se préoccupent tous de savoir comment s’est passé la traversée. Ce sentiment est immuable pour chacune d’elle, c’est un rituel. C’est un peu la façon de se dire bonjour. Comme c’est aussi un rituel de venir au bateau, même si l’on attend personne.

Après avoir salué quelques amies, je me dirige vers le car. Les taxis, les loueurs de vélos sont tous là, tout est près pour l’accueil.

Est-ce le vent ou le passage mouvementé qui décourage les visiteurs, mais peu en profite. Il y a affluence dans le car, de ma place à l’avant, je surveille la route au cas où maman viendrait me chercher.

Arrivée au terminus, Corinne est là, je suis ravie, elle me fait un signe amical de la main comme pour se faire voir.
Je l’observe, j’essaie de deviner, de lire son visage, elle sourit, que dois-je comprendre ?
Je suis la première à descendre.

- Comment ça va à la maison ?
- Toujours pareil
- Et papa ?
- Égal à lui-même
- Et maman ?
- Rassure-toi, il n’y a rien de grave
- Il a bu ?
- Quelle question !
Elle me regarde et fronce les sourcils :

- C’est comme d’habitude, il a crié.
S’approchant de moi en souriant, elle me dit,

- Tu ne m’embrasse pas Mumu !...
Par son habitude chaleureuse, elle m’a apaisée, détendue, j’étais rassurée, nous partons vers la maison, je me sens bien.

3 - Claire.

Sur cette pointe de Pern, sauvage et mélancolique, d’une immense beauté ou d’un intense désarroi, selon ce que les éléments en auront décidé, se trouve la première maison de France.

Sa position extrême et isolée fascine et intrigue, pour certains, c’est une vie de réclusion, pour d’autres, de liberté, mais à Ouessant, sur cette île de contraste, un coin de paradis peut aussi devenir l’enfer.

Toute la pointe est une vaste prairie totalement dépourvue d’arbres où seuls quelques tamaris résistent à la force des vents.
Situé sur un des points les plus hauts, jadis, un meunier avait trouvé là le site idéal. Aujourd’hui, l’on peut encore voir le fût près de la maison.
Le village de Loqueltas est groupé plus bas, plus loin, comme pour se mettre à l’abri. Dans cette grande pointe du bout du monde, habite la grand-mère, de Muriel, Claire.

Elle avait fait un beau mariage et toute l’île la savait heureuse, « elle s’en était sortie ».
Un capitaine de passage fasciné par la baie de Yusin, l’avait été aussi pour sa grand-mère, son mariage l’avait conduite dans la Charente. Revenant souvent dans la maison de son enfance dont elle avait hérité à la mort de ses parents, elle n’avait jamais oublié son île, pourtant Rochefort n’était pas très proche et pour l’époque la traversée avec le premier vapeur, La Louise, en faisait une expédition. 

Puis elle avait dû suivre à nouveau son mari pour Madagascar, personne n’avait plus eu de leur nouvelle pendant plusieurs années.

C’est bien plus tard qu’elle était revenue avec trois enfants, dont le père de Muriel, dans cette nouvelle maison qu’elle avait acquise dès son retour. Personne n’a jamais vraiment su ce qu’était devenu son mari, mais il est certain qu’elle n’a jamais connu un autre homme pour refaire sa vie. Son installation si loin de tout était-il un refuge ? Car son passé ressemble à sa vie.

Son père, d’origine galloise avait fuit son pays au début du siècle. Marin il avait vu les côtes de France d’un peu trop près, C’était un ancien naufragé à Molène secouru par les îliens, il avait sans doute été séduit par l’île et ses habitants, puisque quelques mois plus tard, il était revenu de son plein grès pour partager sa vie avec l’une de ses femmes.
Comment cet amour était-il né ? Nul ne le su jamais !

De cette union était née sa grand-mère, Claire Skréo, pourtant il s’appelait Gwernig.

C’est bien plus tard, qu’ils s’installèrent sur Ouessant. Et pourquoi avaient-ils quitté Molène ?
C’est aussi bien plus tard, que Muriel avait compris aussi le pourquoi de Skréo, c’est le nom que donnent les Ouessantins aux habitants de Molène, comme les Molènais nomment les Ouessantins « maout ».

Elle avait aussi connu une éphémère gloire, un romancier avait parlé d’elle dans un de ses livres « Les filles de la pluie » Prix Goncourt en 1913. Elle n’en avait tiré aucun mérite, peut-être même s’en serait-elle passée et cela n’avait en rien changé sa vie.

Aujourd’hui Claire, a maintenant un grand âge très respectable. Tous les vendredi elle se rend au bourg, mais avant avec les fleurs de son jardin, elle fleurie l’autel de Saint Gildas où elle s’y recueille longuement, puis elle va chez à sa seule amie Soazic.

Le chemin qui y même est celui de Cost ar Reun, bordé de murets en galets entourant de petits jardins dont la plupart sont envahis de ronces, fougères et parfois de saules rabougris par la force des vents.

Si les maisons n’avaient pas les portes et les fenêtres ouvertes, on pourrait croire que toute vie a disparue dans ce lieu.

Claire porte encore son costume « Ouessantin » qu’elle a bien modifié à son goût soit pour le rendre plus gai, moins sombre, toujours est-il que l’unanimité n’y est pas !
A la place de la coiffe noire, elle en met une blanche qu’elle noue avec un ruban de satin bleu pâle. Sur ses épaules, elle place un grand châle de couleur paille frangé de lacets de soie. Il se ferme sur le devant par une broche au ras du cou. Son châle de laine lui couvre les épaules jusqu’au avant-bras, la poitrine et le dos. 

Elle dissimule partiellement sa jupe ample et noire d’un tablier blanc, qu’elle noue avec un large ruban strié bleu pâle, rappelant ainsi celui du bonnet. Plutôt que les traditionnels collants noirs, elle en met des blancs, Il en reste de la sorte, que les chaussures, la jupe et le corsage dans ce même ton. 

Elle a malgré tout beaucoup d’allure de la sorte, de part sa grande taille, son costume plus jeune, son pas décidé, et surtout ses yeux bleus océan. Elle ne soucie guère des traditionnalistes qui ne considèrent que le seul costume noir pour les femmes âgées.

Quelques maison plus loin, Soazic est dans son jardin, comme d’habitude, comme pour passer le temps, et en l’attendant. Chacune d’elle espère le moment du café à la chicorée.

Soazic lui parle de son mari, marin dans la marchande et de sa déception de savoir qu’il débarquera à Anvers plutôt qu’au Havre ; car si le transport lui est payé, il y a malgré tout une perte de temps qui ne pourra pas être rattrapé.

Elle se réjouit du retour de son mari pour la vaine pâture, même si cela n’est pas difficile elle préfère que ce soit lui qui relâche les moutons en liberté jusqu’en février prochain.

Claire dévoile, le motif de sa visite dans le bourg, qui est de rencontrer sa petite fille Muriel, avant que celle-ci ne rentre chez elle.

Soazic sait comme tout le monde sur l’île, que Claire est en froid avec son fils, car il a un penchant pour l’alcool et que la vie qu’il fait subir à sa famille est assez pénible. 

Claire parle à Soizic de la passion de sa petite fille, pour les oiseaux, et qu’il lui sera difficile de la vivre sur l’île, même si depuis qu’elle est petite, elle a suivit Mr Julien pour baguer les oiseaux, 

Comme beaucoup de jeunes Ouessantines, il est beaucoup plus difficile de se faire un avenir, sur l’île que pour les garçons, qui eux serviront dans la marine marchande ou la royale, et reviendront à chaque escale, alors que pour une fille c’est souvent plus compliqué.

Soazic dit à Claire, que Muriel a peut-être un avenir dans les livres, car elle a tellement emprunté de vieux livres sur Ouessant aux uns et aux autres que tout le monde sait sa passion pour les livres et les vielles cartes postales sur Ouessant.

Après le Kénavo ar wec’hal, traditionnel, elle reprend son chemin vers le bourg, non pas au plus court, mais par le gouzoul, le moulin du Kun, le Niou, et jusqu’au bourg. Car la beauté du parcours avec la mer est toujours en toile de fond, c’est aussi un des chemins de son enfance.

La mer est moutonnante, les rouleaux des vagues sont visibles depuis Kérouat, les fous de Bassan passent près des côtes, elle les voit très bien à l’œil nu. Au loin le Kensy est blanc des brisants, il fait vilain en mer, elle ne peut s’empêcher de penser à la traversée du Fromveur.

A Poull-Féaz, elle s’arrête pour voir le marais et sa roselière ou elle aimait se cacher étant enfant. Les roseaux étaient sa seconde mer, le vent y formait des vagues en y imitant le bruit du ressac.

Au loin, son regard allait toujours vers son ancienne maison de Kergadou. En marchant avec ses souvenirs, elle réalise en arrivant au bourg que la marée est basse. Le vent du sud-ouest transporte le parfum des senteurs océanes. A marée haute, celui-ci est moins fort, plus doux, plus délicat car les algues se découvrent moins ou pas du tout.

Ici la mer est un élément de la vie, nul besoin de la voir pour connaître son état, elle se manifeste par d’autre sens, le bruit, l’odeur.

Après une longue descente, Claire arrive sur la place de l’église, et son premier regard se porte en face, vers la route venant du Stiff afin de voir si les gens arrivent déjà du bateau. Cette place au centre du bourg est aussi un carrefour important de l’île, elle est traversée par la route principale allant du Stiff au Créac’h. De là, des rues desservent le bourg, le port de Lampaul, le sud et le nord. 

Sur cette place, une petite mercerie, tout en long. Elle est coincée entre un escalier de pierre qui même dans les hauteurs, et une épicerie, Sur un des côté l’église, en face l’unique médecin et la boulangerie d'Erma. Dans la partie montante terminant la place, d’autres commerces, cafés, restaurants, hôtels.

(lire la suite sur "Messages plus anciens" il en sera ainsi à chaque bas de page)

4 - La rencontre avec Muriel.

L’ouverture de la porte de la mercerie actionne une série de clochettes dont le carillon est très agréable et chantant. Jeanine est assise au fond de son magasin. L’ensemble des petites boites et des pelotes de laines de toutes les couleurs lui donne une ambiance chaude et particulière.

Se séparant de ses lunettes Jeanine s’avance :

- Bonjour Claire, que me vaut ta visite ?
- Je viens à la rencontre de ma petite fille Muriel, et je voulais te dire bonjour.

Jeanine essaye un magnifique pull en deux tons, confectionné avec la laine des moutons de l’île, L’une noire, l’autre blanche.

- C’est ton œuvre ? lui dit Claire
- Et oui, je suis en train de le finir dit-elle en se l’ajustant.
- Qui t’as filé la laine ?
- Marie de Lampaul.

En comparant la différence de douceur entre les deux, Claire fait remarquer à Jeanine que celle des moutons noirs est beaucoup plus douce que la blanche.

- Tu le vendras combien ?

En levant les yeux au ciel et plissant le front, elle lui répondit :

- S’il fallait que je le vende, ne serait-ce que le prix que me prend ma femme de ménage à l’heure avec le temps que j’y ai passé, il serait invendable.
- Cela ne m’étonne pas du tout, vu le travail !

Claire remarque que le pull a quatre points différents.

- Je pense quand même bien le vendre quatre à cinq cent francs, et puis il faut payer la laine à Marie
- Jeanine, tu as vraiment fait un bel ouvrage.

Claire admire son pull, l’ajuste, puis regarde dehors, sur la place car quelques voitures reviennent, puis le taxi.

- Je vais revenir plus tard, je ne veux pas manquer ma petite fille !
- Reste un peu Claire, ne t’inquiète pas ! je vais surveiller avec toi, je te vois si peu ces derniers temps !
- Tu n’y es pour rien, Jeanine, mais depuis que je suis en froid avec mon fils, je viens moins souvent au bourg, et puis, Christiane, ma bru, vient me voir tous les deux jours…et j’ai mes petites filles.

Jeanine avait dû sentir son malaise, elle ne pose pas de question, elle sait, d’ailleurs, tout se sait sur l’île et puis comment ignorer la vie des gens lorsqu’ils ont un commerce, aussi connu que le Penn ar Bed.

Le temps de reprendre un petit café, elles ont vu Corinne aller à l’arrêt du car. Elles continent à discuter de choses et d’autres pour attendre le moment venu.

- Je viens de voir le car, Claire, tu vas pouvoir y aller.

Claire posa sa tasse, elles s’embrassent.

- A bientôt Jeanine, je reviens te voir, c’est promis.

Muriel et Corinne marchent, ensemble, elles n’ont pas encore remarqué Claire, trop occupées à parler.

Claire se porte à leur rencontre, tout d’un coup, elle voit le regard de Muriel s’illuminer.

- Oh mamie ! C’est toi ! Que c’est gentil d’être venue !

Elle s’avance d’un bond vers elle, la prend dans ses bras et l’embrasse avec une telle vigueur qu’elle n’a pas eu le temps de dire le moindre mot.

- Et bien, au moins cela fait plaisir de te voir comme çà ma petite Muriel !

Et Corinne rajoute : 

- Elle a la pêche ! 

Puis Corinne l’embrasse à son tour.

- Mamie, tu viens à Porz-Paol avec nous !? Si, mamie, et avant j’achète un kouing-amann chez Me Richard.
- Mais qu’as-tu Muriel, quelle fougue !
- Je suis heureuse de te voir et j’ai envie de partager avec toi le bonheur de mon retour. Et puis, j’ai tant de choses à te dire !
- Moi aussi d’ailleurs, je suis venue pour cela.

Corinne comblée par la joie de sa sœur, l’embrasse.
Elles sont très heureuse, souriantes, détendues, cela fait plaisir à voir pense Claire.

- Mamie, aller, tu ne dis pas non, je t’offre un Kouing-amann à la pomme.
- Mais tu as vu l’heure Mureil ?
- Et alors, qu’est-ce que cela peut faire.

Corinne la supplie aussi

- Dis oui, mamie, on va aller le manger sur le port.

Devant une telle insistance, elle ne peut que se résoudre à manger un gâteau avant midi, mais elle pense en elle-même « que c’est beau d’être jeune et d’avoir autant de spontanéité à vivre ! »

A peine a-t’elle dit oui que Muriel est dans la boulangerie.

- Viens mamie, elle va nous rejoindre.

Corinne lui prit le bras et elles descendent la rue centrale, à cette heure là, il y a beaucoup de monde et elles en profitent pour saluer nombre de connaissance.

Alors que Corinne marche tranquillement avec sa grand-mère, Muriel arrive comme un ouragan, c’est tout juste si elle ne les renverse pas.

- Doucement Muriel, ça ne va pas ! Qu’est-ce qu’il t’arrive ? lui dit sa grand-mère.
- Yvon était à la boulangerie, il m’a annoncé un semi-palmé à Porz Doun !
- Qu’est-ce que c’est encore celui-là ?
- Mais mamie tu devrais le savoir, c’est bécasseau américain, depuis le temps que je t’en parle !
- Tu penses si je me rappelle de tes noms d’oiseaux, plutôt que de danser comme une folle, fait donc attention à tes gâteaux ! lui dit-elle.
- Corinne, je prendrais ton vélo, le mien est crevé, aller, soit gentille lui dit-elle avant qu’elle ne parle.
- Tu as de la chance d’être tombée sur un bon jour, répond t’elle à sa sœur, en disant aurais-je pu dire non ?

Claire aime voir ses petites filles si joyeuses, cela lui remplit le cœur de bonheur.
Muriel leur fait écouter dans le gros érable d’un jardin près du port, le shuit, shuit, d’un pouillot.

Jumelles aux yeux elle s’exclame :

- Et si c’était un PGS ?
- Mais tu ne peux donc pas parler Français !
- Mais mamie c’est pour aller plus vite.

Corinne lui explique que PGS, veut dire pouillot à grands sourcils et que cet oiseau de 7 à 9 grammes qui vient de Sibérie.

Arrivées sur le pittoresque petit port de Lampaul, elles s’assoient sur le muret, face à la baie. Au bout de chaque cordage se balance un canot de couleur différente.

- Tient mamie voilà ton gâteau-cadeau
- Merci Muriel, et après il faut que je te parle très sérieusement.
- Mais oui mamie, je sais ce que tu vas me dire.
- Ta mère est venue me voir.
- Après mamie, après le gâteau dit-elle en la suppliant, laisse moi te parler de la vie de Josée avant.

Pendant qu’elles mangent, Muriel parle de la vie de sa sœur et de son séjour, longuement et passionnément comme à son habitude, mais rien sur sa terrible maladie.. !

Corinne finit la première et tout en s’essuyant, elle les quitte hâtivement afin de les laisser parler tranquillement.
Après un moment de silence, Claire se décide à reprendre la conversation.

- Muriel, j’ai besoin de ta compréhension, peux-tu réaliser que le conflit que tu as avec ton père se répercute sur ta mère ?
- Alors il ne faut rien dire et laisser faire ! dit Muriel d’un ton révolté.
- Bien sûr que non, mais certaines fois, il faut mieux laisser tomber.
- Je sais cela mamie, mais c’est plus fort que moi et pourquoi nous fait-il souffrir ? son comportement devient un calvaire.
- Mais je sais Muriel, moi aussi j’en souffre de vous savoir comme cela. Si je viens moins souvent, c’est aussi pour çà et à cause de lui. Mais je comprends qu’à la limite, il est plus malade que méchant.

Le ton plaintif de Claire apaise sa révolte, sa colère.

- J’ai vraiment du mal à comprendre, mamie. 

Elle se lance dans un monologue….

- On vit ici sur un petit paradis, à l’écart du monde, la ville est proche, personne ne vient nous ennuyer, la nature est forte et belle, parfois sauvage. Mais qu’est-ce qu’il faut de plus ! Il ne s’intéresse à rien, sauf à ses parties de boulles et à boire avec ses copains. Qu’il cesse et tout sera comme avant. 

Puis elle s’arrête, reprend son souffle. Claire sent qu’elle vide son sac et la laisse parler.

- Un exemple, mamie, sur les îles Scilly, c’est dans un café qu’a lieu le rendez-vous des 
ornithologues. S’il était tant soit peu commerçant et ouvert à autre chose, on pourrait faire pareil. 

- Ton idée est bonne, tu  lui expliques, d’autant plus que tu ne veux pas quitter l’île, il le comprendra sûrement, c’est aussi ton avenir.
- Je ne peux plus parler avec lui, et à quoi bon maintenant ! 

Claire n’a pas compris le pourquoi, d’à quoi bon maintenant.

- N’exagère rein Muriel, il va falloir que tu apprennes à composer, sinon tu seras toujours dans des situations de non-dits et de conflits.
- Et puis j’espère bien vivre ici sans toujours en passer par lui ! dit-elle d’un ton révolté.
- Crois-tu vraiment que les oiseaux pourront te faire vivre ici ?
- Et pourquoi pas ! Souviens-toi des bagueurs qui en venaient, ils en vivaient bien !
- Je suis perplexe, j’aimerais bien voir ! En tout cas, penses à ce que je t’ai dit pour ta mère, ne lui complique pas ses relations avec ton père.
- Oui ma petite mamie, je te le promets.
- Et pour ton avenir, j’aimerais bien que tu viennes me voir à Pern.
- Mais mamie, comment tu as fait toi ? Tu t’es bien débrouillée !
- Et bien, justement, mon expérience peut me permettre de te mettre en garde, lui dit-elle fermement.
- Tu ne nous as jamais rien dit sur notre grand-père, pourquoi ?

Elle a du mal à répondre, elle est touchée dans des souvenirs qu’elle n’a pas envie de revivre.
Délicatement Muriel met son bras autour de son cou, elle lui fait un tendre baiser, et moi aussi j’ai des choses à te dire.

- Promis, je viendrai te voir, mamie.

Elles sont restées quelques instants, dans un silence, à observer l’ondulation des algues dans l’eau.
Le soleil donne plus de transparence à la mer, son bleu oscille entre le turquoise et le cyan, le vert des algues devient vert tendre.
Un vol bigarré et criant de tournepierres ajoute une note mélancolique. Les seuls autres oiseaux visibles sont un groupe de bruyants goélands dont les appels déchirent le calme.

- Muriel, je te laisse et je rentre.
- On fait un bout de chemin ensemble ?
- Non, je passe par la Duchesse Anne, tu embrasse ta mère et tu penses à ce que je t’ai dit.
- Mais oui, mais oui, mamie.

Tout en longeant le port, je regarde ma grand-mère monter le dur chemin vers Porz-Noan.
Après un dernier regard vers l’érable du jardin, situé face à la fin de l’anse du port, je prends la route vers la maison et ensuite, je vais aller directement à Porz-Doun pour voir ce bécasseau. La marée est montante, ce sera l’idéal me dis-je.