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mardi 16 octobre 2012

6 - Vivre ma passion

Le rythme soutenu me fait mal dans les cuisses, et pourtant je ne veux pas ralentir. La succession des petites côtes et des longs faux plats ne me permet pas de reprendre mon souffle, je continue à pédaler vigoureusement, je veux absolument l’observer.

Yvon m’a dit de faire vite car c’est la première fois qu’il est vu en France. J’éprouve une excitation particulière de découvrir un oiseau qui ne l’a encore jamais été sur Ouessant. Bien que la marée soit avec moi, je suis anxieuse.

J’arrive sur Ty Korn, ce sera plus facile malgré le chemin de terre en longue et douce descente. Je tiens fermement le guidon, j’évite les ornières, enfin j’arrive. Au loin, j’aperçois deux vélos couchés sur l’herbe, Je pense à Jean-Yves, à peine arrivée, je couche le vélo, m’approche doucement, ils sont là.

Je comprends leurs signes, ils m’indiquent l’oiseau, mais aussi de me courber. J’enlève mon sac à dos pour préparer mon matériel optique,

- Ou est-il ?
- Tu le sais déjà ? demande Jean-Yves.
- Oui j’ai vu Yvon à la boulangerie
- Ne sort pas ta longue-vue, il est là… Il m’invite à regarder dans le sienne.
- Non, non, ne me dit rien, je veux le trouver toute seule, dis-je à mi-voix.

Après m’être installée le plus doucement possible afin de ne pas provoquer l’envol général, je me mis à observer tous les limicoles.

- Je crois bien que c’est lui sur le galet
- Ok c’est bon, Muriel.
- Tu as vraiment de la chance, cela fait bien deux minutes qu’il est là sans bouger à se toiletter… et son copain rajoute.
- Tu vois la flaque d’eau à gauche ? il me montre en haut de la grève une minuscule baignoire formée sur le galet.
- Il est venu là, à quatre mètres de nous.

J’affine la mise au point, je regarde le grossissement, 20 fois, je demande à Jean-Yves,

- As-tu un 40 pour les palmures ?
- N’exagère pas, Muriel, c’est bien assez me répond t-il !
- Tu ne veux pas qu’il ai des pattes de canard ! me répond son Copain
- Tu t’appel comment ? lui dis-je
- Yann
- Yann, lui dis-je, je ne fais pas de la coche de raccroc. !
- Que fais-tu, tu coches ? me dit Jean-Yves.
- Je pense bien, c’est ma 250e
- En France ! dit Yann
- Non, sur Ouessant.
- 250 ici.. ! ce n’est pas possible 
- Et oui c’est possible.
- Je n’ai pas vu autant d’espèce en France, dit Yann.
- J’ai eu mon premier Peterson à 8 ans et j’ai commencé avec Mr Julien, et ses bagueurs, puis Yvon et j’habite ici quand même.
- Et combien, d’espèce en France ?
- Je ne les compte que sur Ouessant, J’ai commencé par faire une croix à chaque fois que je voyais un oiseau dans les camps de baguage, et puis un jour, ils me les ont comptées, tout bêtement.
- Et Yvon ? me demande Jean-Yves
- Je ne sais pas vraiment, mais comme il  bague, il en a vu plus que moi, j’en suis certaine et puis, je crois qu’il ne veut pas les compter, ou il ne le dit pas.
- Mais toi tu les comptes, me fait Yann en souriant
- Bien sur, je me suis prise au jeu et je suis assez fière de battre les garçons, n’est-ce pas messieurs ! leur dis-je ironiquement
- Si tu nous fais la bise à chaque coche, on te pardonne fit Yann en riant.
- Oui, je vous dois bien celle là, mais pour les autres on verra.

Yann c’est levé le premier et me dit :

- Ok.
- Oh non, Yann ! tu as fais tout s’envoler, dit Jean-Yves en râlant….j’étais sur un minute.
- Bon tu l’a fais ta bise maintenant !

Surprise je dis à Jean-Yves, on l’a déjà vu ensemble, ne râle pas !

- Oui mais c’était peut-être autre chose, et c’est dans les minutes que l’on trouve des gags, dit-il sèchement… la preuve pour le semi-palmé.

Je pris Jean-Yves par la main, lui fit claquer un baiser sur les joues et je fis de même pour Yann.

M’étant éloignée, j’entends Yann dire : Sans rancune, et Jean-Yves répondit : Mais non..
En ronchonnant des paroles incompréhensibles.

- Vous êtes près à partir… on passe par Ty Korn, le champ de pomme de terre, et ensuite Ar Ru, c’est l’endroit idéal pour voir un guignard… 

A peine avais-je fini ma phrase que je roule, vers le chemin de Porz Coret, une anse naturelle bien abritée, mais pas assez profonde pour ne faire un véritable port, néanmoins l’on peut y voir les traces d’un ancien abri de goémonier fait de galet. 
Plus haut, dans la lande de bruyère, vers l’emplacement des ruines de la chapelle St Guennolé, l’on distingue la travée du four à goémon.

Aujourd’hui, il ne reste plus que le champ de Ty Korn pour révéler une activité humaine dans ce lieu.

Le temps que j’observe la coutumière aigrette garzette de Porz Coret, Jean-Yves et Yann sont à mes côtés.

Assis sur le vélo, un pied au sol, un coup de jumelles sur la grève, nous regardons et repartons et ainsi de suite, de quête en quête, toute l’anse est passée au crible.
Le chemin qui entoure cette grève est gazonneux, y rouler en vélo est plaisant, il conduit directement à la baie de Lampaul, en plein milieu, le Youc’h Korz, ce rocher gros comme un paquebot qui se serait échoué.

Jean-Yves et Yann me suivent contemplatifs et silencieux, cette partie de la côte sud de la baie offre la plus belle vue qui soit.

- On va jusqu'à Prat à pied ? demandais-je
- Alors on laisse les vélos ici, dit Yann
- Oui, on revient par la route et on fait Ty Korn.
- Ce sera long ?
- Une bonne demi-heure ; répondis-je.
- On fait vite car je commence à avoir faim ! réplique Jean-Yves.

Nous montons la butte pour observer la lande à bruyère. A peine avons-nous commencé à marcher qu’un courlis s’envole bruyamment, nous nous arrêtons net, n’ayant pas eu le temps de prendre les jumelles que celui-ci a déjà disparu en contrebas.

Être sur Ar Ru, c’est être sur une lande des Highlands lance Jean-Yves.
- Mais l’immensité en moins, lui dis-je
- Oui, mais c’est le même type de végétation malgré tout, et Yann rajoute
- Tu vois Muriel, tu as tout sur ton île !
- Et oui, presque tout pour être heureuse répondis-je avec désinvolture

Jean-Yves se retourne vers moi et me sourit, sans échanger de mots, nous nous comprenons du regard.
Nous marchons tous les trois, soit sur le chemin ou dans la lande, mais au plus près du rivage.
Je sens que mes deux compagnons sont plus attirés par la beauté du paysage que par la recherche des oiseaux. 

La couleur de la mer est particulièrement belle, le bleu du ciel se reflète sur elle, les rayons du soleil ajoutent à cela la transparence du cristal, de notre hauteur, nous voyons clairement le fond, la baie se donne des airs de lagon.

Sur la côte en face, tout est plus lumineux, la pureté de l’air fait que le blanc des murs est encore plus blanc, le vert des champs encore plus intense, les couleurs des bateaux paraissent neuves, le bourg devient lumineux comme un village de pêcheurs grecs, c’est la vue que je préfère de mon île.

Marchant derrière moi, Yann me demande.
- Muriel si on s’arrêtait une minute !
- Bien sur.

Le regard fixé sur l’autre rive, il rajoute.
- Jean-Yves, lis le poème que tu m’as lu hier soir.
- Tu devrais plutôt le demander à Muriel, puisque c’est elle qui l’a écris.

Je dis à Jean-Yves, 
- Ah bon, tu lis mes poèmes aux autres.
- C’était la meilleure façon de te présenter.
- Et de quelle façon, dit Yann

De sa poche, il sort mon poème, et lis :

Les couchants du Créac’h

Les soleils rasants
Le soir venu
Léchant les rochers
Donnent illusion
A des flammes
Sortant de l’océan
A des volcans
Endormis se réveillant
Pour lancer 
Au firmament
Des flammèches d’argent
Donnant à Ouessant
Des nuits de rêve
Hors du temps.

Après un moment de silence gênée, j’explique pour Yann, que c’est dans le cadre du lycée que j’ai écrit ce poème, à l’entendre, je me suis demandé si c’était bien moi qui l’avais écrit.