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mardi 16 octobre 2012

21 La partie de pêche.

Bercée par le bruit régulier du moteur Beaudoin nous nous dirigeons dans la baie de Lampaul, lorsqu’on la regarde sur une carte elle ressemble étrangement à une pince de crabe.
Sitôt le sortie du chenal d’entrée du port entre les bouées de Men ar Blank et Men ar Groas, Fanch me donne toujours la barre, jusqu’à la fin de la baie, la navigation ne présente aucune difficulté et il me suffit de passer au milieu entre le Youc’h Korz et Porz Coret, nous ne sommes pas ballotés par les flots, le temps ne se bourre pas, l’horizon est clair.

Fanch est sur le pont arrière, il prépare les cannes, après être venu prendre quelques boîtes dans un coffret, taper sur le baromètre, tout en jetant un œil satisfait, il est reparti en me disant comme à l’habitude :
- Ne mets pas trop de barre, reste à zéro.
Alors que nous dépassons le Youc’h, il se signe comme toujours à l’avant du bateau, puis vient boire une gorgée d’alcool… tout en s’essuyant avec sa manche, il souffle comme un cheval.

J’aperçois déjà les sternes en pêche, je les vois plonger de toute leur hauteur, j’entends les cris un « Kir-rèk » très caractéristique, c’est bon signe, car si les sternes pêchent des petits poissons, sûrement des lançons, cela veut dire aussi que les bars sont en dessous.
Fanch a déjà le regard fixé sur l’endroit, il ne semble pas satisfait….je lâche mollement
- Satisfait patron ?
Il scrute, observe, enlève sa casquette, se gratte la tête, trépigne sur place, remet sa casquette.
- Les conditions sont idéales, mais c’est aussi l’endroit le plus dangereux qui soit
Il s’arrête un long moment puis reprends :
- Ici les lames te prennes, te soulèvent, et te déposent sur la grande fourche ou pire sur le siège. Tu n’a rien vu et tu te retrouves avec la roche en fond de cale…même avec mon doris c’est risqué…..pourtant en une heure de pêche tu remplis ton bateau à en couler.
Il ne rit plus, son ton est sérieux, sa voix est sans appel.
- Ne regrette rien, Muriel on aurait tout perdu peut-être ! Donnes moi la barre et va enverguer un pantalon.
Tout en disant ces paroles, d’un geste de la tête, il me montre le coffre, de là je sors un vieux bleu, il brille d’écailles de poisson collées à la toile, un bout me sert de ceinture, une fois prête, je lui demande où l’on va. Il se retourne, retape à nouveau son baromètre en disant :
- Ah ! si j’avais un barographe !....on va au congre, tant pis pour le bar.
- Tu penses que c’est vraiment trop risqué ?
- Si je le pense ! ici il y a bien longtemps une vague est venue, elle nous a porté comme une mouette sur la crête des vagues, par chance nous n’avons rien touché à la descente.
Il s’arrêta net et je lisais la frayeur sur son visage, puis il reprend :
- Va doué, si nous avions touché le moindre caillou la coque aurait explosé et s’en était fini pour nous.
Je n’insiste pas et ne dis plus rien, nous passons devant les sternes, il ne tourne pas la tête, comme pour ne pas regarder vers le malheur, des fois que…..

En mer, personne ne joue et plaisante avec cela, en aucun cas on ne provoque le mauvais sort, ni même d’un regard.
Fanch est complètement différent sur son bateau, je crois qu’ici, c’est le vrai personnage, alors qu’à terre il évacue sa crainte, il laisse croire qu’il est un marin sans peur.
Ici il ne fanfaronne plus sur ces combats avec les monstres des mers en s’esclaffant à chaque phrase, son regard est tout autre, pas de ceux qui l’on si profond que lorsqu’on y entre dedans on a vite pied, non, fanch n’est pas de ceux que je connais et que le côtoie tous les jours, même s’il m’a toujours surprise avec sa bouteille de gnole et son verre de gwin gwenn, à chaque retour de pêche, comme tout bon marin, il craint et respecte la mer.

Nous arrivons entre la Jument et Men Krenn Toull, en dessous trois épaves : L’Ardgartan, le Miranda, le Vercingétorix et plus loin, l’Aghia Varvara, un paradis pour les congres, de plus nous sommes bientôt à l’étale, c’est là qu’ils mordent le mieux. Nous sommes dans une marée de Syzygie, en pleine vive-eau, nous avons toutes les chances de prendre une grande variété de poissons.

Après avoir stoppé le moteur, enclencher la pompe à eau sur la batterie et attaché au cœur de l’ancre un orin au cas où elle se coincerait, Fanch la jette à la mer, une fois celle-ci au fond, il tend l’orin, règle la bouée et la jette à nouveau. Puis sans dire son secret, se règle avec la chaîne de l’ancre sur des points bien précis en fonction de repères pris en alignement sur l’île, son but est juste au-dessus d’un trou à congre.

Maintenant peut commencer la partie de pêche, non sans avoir conversé avec les gardiens du phare de la jument. C’est pour eux une aubaine parce qu’ils peuvent avoir des nouvelles de l’île et échanger d’autres mots que ceux de leur solitude. Sur leurs phares perdus en mer ils ont désappris à parler, alors voir un pêcheur, c’est à nouveau la vie qui vient vers eux pour rompre leur isolement.

Fanch est en plein préparatif il extrait le stronk, un sac de toile de jute rempli de restes de poissons, de sable, de galets. A peine l’a-t-il sorti de l’eau du baquet qu’une très forte odeur se répand tout autour de nous, sans perdre la moindre seconde, il fonce à l’avant pour le plonger, une fois dans l’eau de mer, il le secoue puis l’amarre solidement tout en disant :
- Bon appétit les petits…..c’est l’appât le plus sûr qui soit, mais faut avoir le courage de l’entretenir.

Il m’a préparé une canne montée petit pour prendre soit du maquereau, du chinchard ou du mulet afin de servir d’appât pour le congre, voir le lieu jaune. Pendant que je m’amuse au lancer, il se prépare des bas de ligne spécialement pour le congre avec un coulisseau et comme plomb, une chaîne de mobylette afin qu’elle ne se bloque pas au fond sur les épaves.

Sur la douce et longue houle, le bateau se berce, la mer est limpide et calme, le soleil augmente l’effet de transparence, avec des rythmes réguliers, je lance et ramène ma cuillère.
- Fanch, j’ai quelque chose !!
Il se précipite vers moi et me dit :
- Ferre !
D’un violent coup en arrière, je tends le fil, dès que je relâche, je sens ma canne vibrer et se tirer, je mouline régulièrement sans trop forcer, la résistance bien présente n’offre pas un refus obstiné, mon poisson n’est sûrement pas très gros. Je commence à découvrir des reflets brillants, Fanch a l’épuisette en main, à peine le poisson a-t-il commencé à être visible que déjà il me dit :
- Un tacaud c’est parfait, Muriel, il n’en fallait pas plus.
Dés qu’il est sur le pont après l’avoir assommé, il découpe des filets et les place sur ses hameçons. Je sens que la pêche va être sérieuse car fanch se met une large ceinture au niveau des reins, puis après avoir lancé sa canne, il fixe les deux crochets sur son gros moulinet américain.

Nous sommes maintenant tous les deux les yeux fixés sur la canne et c’est encore moi qui la première ramène un autre tacaud, mais cette fois-ci nous le gardons bien vivant, Fanch le met dans son vieux fût en bois, une arrivé constante d’eau me mer permet leur survie. Pendant ce temps, j’ai hérité de la lourde canne du patron, heureusement aucun congre n’a voulu mordre, et c’est encore moi qui eus cette fois un chinchard, il termina lui aussi dans le vivier, avec toutes les félicitations d’usage que peut recevoir un pêcheur chanceux.

Puis avant que la chance ne revienne à nouveau c’est fanch qui me demande de vite remonter ma ligne de prendre le bastroc.
- Muriel, remontes moi le harnais plus haut !
C’est ce que je fis rapidement…
- N’oublie pas de mettre un gant
- Non non, je prends garde
Je sens tout l’effort que déploie Fanch, la canne courbée, le fil tendu, le corps en arrière, les mains bien placées, manœuvrant vite le moulinet, c’est l’instant où il faut faire vite pour éviter que le poisson se courbe et fasse l’hélice sinon il cassera tout.
- Prépares toi, Muriel gaffe le bien !
Le congre est allé faire surface plus loin que prévu et commence à ce courber, Fanch a tout de suite lâché le frein pour lui donner du fil, le congre a disparu de nouveau. Après un court moment, il a à nouveau mouliné fermement.
- Ah ! je t’aurais mon garçon lâcha t-il …Va Muriel, prépares toi, ce coup-ci c’est la bonne !
Bien calée sur mes pieds, prête à gaffer, je fixe la ligne attentivement pour la sortie du poisson, la ligne zigzague de plus en plus violemment à la surface, l’instant va venir.
Tout se passe alors très vite, comme un réflexe, je le tiens, d’un geste ferme il bascule le congre sur le pont, je suis soulagée car les secousses sont tellement puissantes et intenses que j’aurais eu grand peine à m’en sortir toute seule.

Une fois sur le pont, celui-ci donne de violents coups de queue en se tortillant dans tous les sens. Avec son maillet, il l’assomme pour enfin le saigner jusqu'à ce que celui-ci presque mort, ne bouge plus, car lui enlever la vie n’est pas chose facile ni même de récupérer l’hameçon. Pour cela, il lui bloque la gueule grande ouverte afin de ne pas se faire écraser les doigts.

Jusqu'à midi, nous avons pêché avec intensité, Fanch avait assez de vif, j’en profitais pour sortir les jumelles et observer les oiseaux marins et plus particulièrement les puffins et les labbes. J’aime cet isolement surtout lorsque c’est ainsi, sans un mur de mer devant nous. Le calme semble devoir durer, la marée descendante crée juste quelques brisants supplémentaires dès que les roches affleurent. Ni la houle, ni le vent ne se sont levées.

J’en profite pour lire et relire la lettre reçu d’Yann, en me demandant ce que je dois en penser ? Est-ce une déclaration d’amour ? Est-ce tout simplement un hommage aux femmes en général ? Dois-je le faire lire à Béatrice et Anne-Marie ? Je n’ai pas eu le courage de la montrer à maman, elle qui écrit de si belle choses ! La fin me trouble et m’enchante en même temps. Je suis encore toute émue de le lire, Si fanch ne se doutait de rien, je le lirais à voix haute en pleine mer. Le plus dur sera la réponse car il va bien falloir que j’en fasse une, mais quoi lui dire ? Je ne peux tout de même pas lui avouer ce que j’ai ressenti à sa lecture.

Je vous aime

Woman, femme, girl, vous les filles
Combien parmi nous ont écrit sur vous
Jusqu’à perdre le fil de la nuit
Pour les mots d’une lettre d’amour

Woman, femme, girl, vous les filles
Combien parmi nous ont chanté pour vous
Les yeux fermés sous la pluie
A crooner des hymnes d’amour

Woman, femme, girl, vous les filles
Combien parmi nous ont dansé avec vous
Tremblant d’émotion, d’envie
Sur de langoureux slows d’amour

Woman, femme, girl, vous les filles
Combien parmi nous ont aimé tout de vous
Dans des lits remplis de soupirs
A ce rompre le cœur d’amour

Woman, femme, girl, vous les filles
Comprends cette envie de sentir
Ton frémissement dans le lit
Pour rythmer le propre de ma vie.

Alors que je laisse le temps s’écouler après cette nouvelle lecture dans ma somnolente rêverie, Fanch me demande à nouveau de l’aide
- Muriel, c’est le dernier, après on mange
Pendant que je l’aide, il rajoute :
- Il y a bien longtemps que je n’ai pas relu une lettre dix fois de suite…j’aimerais bien que cela m’arrive à nouveau, enfin je ne doit plus avoir l’âge pour cela !
Puis il se tait et un long silence s’installe, m’a-t-il vu rougir de la tête aux pieds ? Fanch a compris et visiblement, il ne m’en veut pas de l’avoir un peu abandonné à sa pêche.

Avant que nous mangions, j’ai nettoyé le pont, il en avait bien besoin à cause de la matière visqueuse que dégagent les congres et surtout leur sang dû à la pointe acérée du bastroc, il faut dire qu’un vrai professionnel gaffe un congre sans trop le blesser, ce n’est pas vraiment mon cas… ! Alors que nous mangeons tous les deux sur le pont, il me dit :
- Muriel, c’est bien de vouloir rester avec nous sur l’île, mais ici c’est fini, il n’y a plus rien, plus d’avenir, même moi, je vis avec les restes du passé…. !
Je ne réponds pas, mais acquiesce d’un sourire approbateur.
- Tu sais, on ne naît plus ici et lorsque l’on s’y marie c’est pour le folklore et on repart sur le continent après le restaurant.
Il y eut un moment de silence et il rajoute :
- Tu as toutes les chances de réussir ailleurs et tu reviendras après.
Comme je ne répondais pas, il me dit :
- Tu trouve que je me mêle de ce qui ne me regarde pas ?
- Non, absolument pas, mais je t’écoute….que veux-tu que je te répondre, je me trouve mieux sur l’île que sur le continent.
- Tout le monde est mieux ici, ce n’est pas le problème, mais à part tenir un bistrot, un commerce, que veux-tu faire d’autre…..ou être instituteur, c’est encore la meilleur place sur l’île…intelligente comme tu es, tu as mieux à faire ailleurs, crois moi…enfin.
Puis à nouveau, nous plongeons dans un long silence, tout en mangeant, fanch surveille les lignes flottantes, mais de ce côté cela ne semble pas plus vraiment se bousculer.
L’après-midi, je reprends ma place au lancer, j’ai la surprise de prendre quelques brezhel, il n’aime pas que je dise maquereaux, alors qu’il prend un lieu jaune… !

Nous sommes rentrés plus tôt que prévu, le port n’ayant plus d’eau, c’est au corps-mort que l’Uxisama allait passer la nuit avec le doris et nous avons rejoint le quai avec le youyou. J’eus droit à quelques poissons pour la maison et un congre pour Mamie afin qu’elle fasse sa délicieuse terrine. Nous nous séparâmes avec un gros bisou, il me prit délicatement le menton et me dit :
- l’amour ce n’est pas comme les hirondelles, cela ne revient pas à chaque printemps !...
Et il me sourit tendrement, sans autre parole, il se retourne et s’en va vers la Duchesse-Anne d’où il était venu.