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mardi 16 octobre 2012

19 La lettre.

Ma très chère sœur,

Josée, je me décide à t’écrire, j’ai de la brume dans la tête, du crachin dans les yeux. Je redoute le moment où je devrais partir parce qu’ici vraiment, cela ne s’arrange pas.
Notre père ressemble de plus en plus au personnage d’Etienne Morvan dans « les croix de cires » de Serge Laforest, tu sais le Fleuve noir écrit sur Ouessant. Sauf que ce dernier n’a pas gravi un à un les échelons de l’alcoolisme, parfois, j’en arrive à avoir des idées que je n’ose te dire, tellement elles sont inavouables.

Pour compenser sa faiblesse, il impose une terreur qui est inversement proportionnelle. Notre pauvre mère encaisse à peu près tout, afin de ne pas lui compliquer son existence, je me plie, je ne réponds pas, tu ne peux savoir son mérite, un jour, je t’avouerai un secret, elle nous a aimées plus qu’elle-même.
Au fond je ne regrette pas d’être restée à la maison cette année, même si cela m’est souvent pénible à vivre. J’ai négociée avec papa grâce à l’aide de maman afin de ne pas rentrer en fac cette année et attendre l’année prochaine. L’UBO, quant à elle, n’a pas vu d’objection.

Papa m’a imposée de dures conditions de travail, il pensait sûrement que je dirais non. Heureusement que je me suis accommodée. J’arrive malgré tout à aller voir les oiseaux, même s’il exige que je fasse les mêmes horaires que lui. Parfois j’en arrive à me demander s’il ne serait pas plus gentil avec maman si je n’étais pas à la maison.

Sinon, sur l’île le climat est dur, nous avons sans arrêt des vents d’est, beaucoup sont enrhumés, à chaque lessive, il nous faut toujours nettoyer les fils à linge avant d’étendre ! Comment pouvez-vous respirer à Paris ? Car ici en quatre jours, les fils sont noirs de crasse. Vivement le retour des vents d’Ouest même s’il fait moins beau.

Pour ce qui est de la famille, nous avons reçu une autre carte de Joël, cette fois-ci, elle vient de Panama. Il aura donc fait le Japon, Hong-Kong et Singapour, c’est un joli voyage. Sa nouvelle compagnie lui ouvre d’autres horizons, il est sur un trans-conteneur neuf et moderne. Sur sa carte, il explique qu’il rentre en Europe par Hambourg et repart aussitôt vers l’Amérique du Nord.
Il ne refera sûrement plus les côtes d’Afrique, ils ne sont pas encore équipés pour recevoir des containers.
Il m’a demandé d’embrasser tout le monde et de lui donner des nouvelles. J’ai une adresse à Hambourg pour lui écrire, un bureau de sa compagnie. Sur ces cartes précédentes, il me parle de pays grouillant de monde, je les garde précieusement, j’aime en enlever une du mur, au hasard, et la relire.
Etre un garçon sur l’île, c’est quand même moins compliqué et ils ont le choix : la marchande, la royale, les pharbals.
André quant à lui doit être toujours dans son sous-marin Le Daphné, c’est drôle son commandant a le nom d’un oiseau « Lacaille », mais de lui aucune nouvelle entre les débarquements et il reste à Lorient comme d’habitude, et il ne veut plus entendre parler de papa.
Au moins en restant célibataire, il ne fait la vie dure à personne, c’est ce qu’il m’a expliqué sur une lettre. Nous nous écrivons toujours, il m’a demandé de ne pas oublié de lui répondre pour rester en contact avec Ouessant.
A ce propos, il voulait que mamie lui tricote une paire de béguen.
Pour Joël je lui envoie des cartes postales qu’il peint en tableau, il m’a demandé si je pouvais lui faire des photos de l’île.

Il ne veut peindre qu’Ouessant pour faire des expositions dans les ports des lignes régulières. Il me dit que le temps passe plus vite et qu’il préfère peindre plutôt que d’aller en piste pendant les escales. Il a même trouvé des asiatiques qui font des peintures suivant des photos, et il a juste la place pour les signer, il appelle cela des rustines.
Voilà les dernières nouvelles des frangins.

Moi j’écris toujours un peu, et je t’envoie trois poèmes en pensant à mon futur exil.

Revoir

Je retournerai à Ouessant
Sur un bateau bleu de mer
Je veux revoir l’océan
Avec ses rochers de Pern
Je veux revoir les tempêtes
Venant droit des Amériques
Rapide comme des vols de mouettes
Transportant les flocons d’écumes
Sur des bouquets d’amaryllis
Aux couleurs de soleil couchant.

Sentir

Je retournerai à Ouessant
Sur des flots de bruit de mer
Je veux sentir la lande
Toute humide noyée de sel
Je veux sentir les embruns
Dans la solitude de l’hiver
Quand se pose les goélands
Se réfugiant des au-delà
Blottis à l’envers des murets
Comme nos moutons dans l’hiver.

Entendre

Je retournerai à Ouessant
Sur des ailes d’oiseaux de mer
Je veux entendre les vents
Violents et glacés du Gwarlarn
Je veux entendre le frémissement
Du mervent des mers du Sud
De ceux qui porte les passereaux
Du Kornog aux allures de bison
Faisant frémir les sentinelles
Dans les feux de solitudes.


Je te les soumets tel que je les ai écris, peux-tu me dire ce que tu en penses avant d’y réfléchir à nouveau.
Pour les fêtes de fin d’année, je pense venir quelques jours chez vous, savez-vous si vous viendrez à Ouessant ?
Maman et Corinne se joignent à moi pour vous embrasser tous deux. Embrasse ton mari pour nous.
Ma très chère sœur, kénavo, je t’embrasse très fort.

Muriel.

PS : En t’imaginant à ton travail, avec tes collègues j’ai écris des vers. Les quatre premiers sont pour toi, les quatre autres pour elles.

Sur des touches d’azertyuiop
Tu pianotes des mots, des notes
Que d’autres recevront en note
Au reçu de l’enveloppe.

Dans des pièces sans cachet,
Egayées de présences parfumées
Vous faite danser vos menottes
Sur des touches d’azertyuiop.

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