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mardi 16 octobre 2012

17 Coutumes d’un autre monde.

La nuit était intense, très noire, les huit rayons du Créac’h perçaient comme ils le pouvaient cette brume cotonneuse. Certain rayon avait même les couleurs de l’arc en ciel.
Les faisceaux de lumière arrivaient encore à se jouer de l’intensité des nuages, à chaque passage la lueur nous permettait de retrouver notre chemin dans l’herbe dense.
Devant nous le phare magistralement planté, droit comme un i, habillé de deux bandes noires et au sommet les lentilles les plus puissantes que l’homme ait pu construire. Parfois par des nuits très clair, les gardiens anglais du phare du Lizard écrivent « Ushant to flash » en apercevant les éclats sous la ligne d’horizon, Un patron de pêche à 150 milles dans le noroit affirme avoir observé les éclats du Créac’h, il a expliqué au bar qu’il avait une haute couverture nuageuse qui réfléchissait et renvoyait les rayons très au large.

Mamie me fait voir les oiseaux dans les rayons, à chaque fois qu’ils traversent un faisceau, il se produit un point lumineux.
Tous ces oiseaux sur le chemin migratoire, ils se sont perdus dans le brouillard, beaucoup d’espèces voyagent la nuit.
Ils sont attirés par sa puissante clarté, l’image vers la sortie du tunnel leur sera souvent fatale car beaucoup tournent en rond autour du phare jusqu’à l’épuisement total, d’autres foncent sur la lentille.
Ce phénomène attire des prédateurs : les hiboux des marais, les chats et nous….

Avec ma grand-mère, nous observons les hiboux des marais qui attrapent leurs proies en vol, nous en avons vu jusqu’à quatre chasser ensemble autour du phare. Les chats sont plus discrets, ils sont surtout attirés par les cris des oiseaux et n’ont aucune peine à en trouver complètement épuisé sur le sol.
Nous les humains, c’est autre chose, dans sa jeunesse je comprenais très bien cette pratique, mais aujourd’hui, dans le dernier quart du siècle, alors que le prochain ne sera que modernité, utiliser encore une telle pratique pour se nourrir à quelque chose de l’homme des cavernes.
L’apport économique d’une viande complémentaire n’a plus vraiment lieu d’être.

Pendant que je rêvasse mamie ainsi que plusieurs autres îliens cherchent des oiseaux au sol, même si je me délecterai de cette fricassée ou de cette daube, je n’ai pas vraiment une grande motivation d’y participer.
En regardant le phare tourner, je ne peux m’empêcher de penser à ce monde qui finit et à l’autre qui ne commencera jamais sur notre île.
Ma sœur Josée a sûrement raison, l’île sera toujours à la remorque du continent, il ne restera que quelques irréductibles pour y vivoter.
Mon père noie son ennui, ma grand-mère s’accroche à un passé et se sécurise comme elle peut dans la dévotion, ma mère a sacrifié son bonheur pour nous, moi je me rattache à ce caillou parce-que je me sens mal à l’aise dans un monde qui va trop vite et qui m’étouffe.

Je crois que c’est surtout grâce à la beauté, à la pureté du paysage, à la profondeur de l’horizon, à l’absence de civilisation industrielle, de monuments civiques que notre île est souvent jugée comme un paradis de liberté. Mais au fond, je me demande si les problèmes humains ne se décuplent pas à cause de l’insularité.
Sa grosse lampe balaie la lande, moi avec l’haveneau dès que je vois une grive ou une bécasse je la capture, Claire fait le reste, elle lui casse les vertèbres en lui tournant la tête, et il n’est pas rare que l’oiseau cri un dernier coup… ! Son sac est déjà bien rempli, satisfaites nous rentrons.

Le balayement des torches sur le sol, comparé aux balayages des rayons du phare a bien quelque chose d’irréel dans le temps. J’en mesure à cet instant le profond décalage. Rejoignant Pern, deux rayons coup sur coup nous accompagnent, Ils nous passent au-dessus en traversant la brume, nous ne voyons devant ni l’éclat rouge de la jument, ni sur la côte le feu blanc de Nividic.

Derrière nous, le mugissement de la corne de brume du Créac’h s’estompe peu à peu ainsi que la lueur des rayons dans la lande. C’est une ambiance digne des petits lutins et de viltansou à vous glacer le dos.

Pour ma très chère Mamie "ici coutume fait loi » surtout lorsqu’il est écrit dans sa bible "Tob" qu’il est permis de se nourrir d’oiseaux (Genése 9,2) comme ceux interdits à la consommation, mouette et cormoran (Lévitique 11,16/17).
J’ai le souvenir de nos discussions où seuls les enfants pouvaient tirer des bénéfices de la vente des oiseaux : "Ne vent-on pas deux passereaux pour un sou ? Pourtant pas un d'entre eux ne tombe à terre indépendamment  de votre père." (Matthieu 10,29). Donc pour elle, rien ne pourra interdire de ramasser les oiseaux au phare.

"Est-ce que l'on ne vend pas cinq moineaux pour deux sous." (Luc 12,6). C’était donc sous ces tarifs que les enfants avaient le droit de vendre des oiseaux. Pour les adultes ils n’avaient qu’à se donner la peine de venir les chercher, eux ne pouvaient en vendre.

De la même façon, Mamie respectait les corbeaux car dans la bible il est écrit "Observez les corbeaux, ils ne sèment ni ne moissonnent, ils n’ont ni cellier ni grenier, et dieu les nourrit. Combien plus valez-vous que ces oiseaux ! " (Luc 12,24).

Milles souvenirs me reviennent, lorsqu’un ornithologue ami reprochait la cueillette des grives au phare, elle lui répondait du tac eu tac : Mon ami, c’est vous qui n’êtes pas en accord avec les Saintes Ecritures, vos filets n’y sont pas encensés.
"Comme un oiseau nous avons échappée au filet des chasseurs." (Psaumes 124,7). Et lui donnait cette feuille en lui disant :
- lisez donc cela plus tard :
- "Libère-toi du piège, comme le cerf, du piège tendu, comme l'oiseau."  (Proverbes 6,5).
- "Oui il est bien inutile de tendre le filet quand toute la gent ailée le vois" » (Proverbes 1,17).

Ces textes, je les connaissais, elle les avait écris et punaisés sur le mur de ma chambre de Pern.

Elle avait deux livres de chevet, son dictionnaire et sa Tob, pour cette dernière, c’était beaucoup plus qu’une simple lecture, elle y cherchait une justification aux coutumes de l’île parce que selon elle, l’autarcie d’Ouessant avait été aussi culturelle et le rôle des recteurs successifs n’était pas étranger à ses principales règles de vies :
" .....faites droit à l’orphelin, prenez la défense de la veuve." (Esaïe 1,17).

Même dans les naufrages leur des tempêtes, elle y voyait l’œuvre de Dieu :
"Flots sauvages de la mer crachant l'écume de leur propre honte." (Jude 1,13)

Lorsque cela n’allait pas avec mon père, elle me lisait des passages de l’Epître de Paul aux Ephésiens. Papa ne voulait plus la voir car il ne supportait plus qu’elle lui en lise concernant ses excès de boisson : (Proverbes 23, 20/30). (Epître aux Ephésiens 5,18). Etc…etc.

Ces lectures ne sont pas pour moi une corvée car je sais que j’adapterai ma conduite en fonction des événements de la vie et de ma moralité, mais pas de la Tob.
" Tel un moineau qui erre loin de son nid, tel l'homme qui erre loin de son pays  » (Proverbes 27,8). Pourquoi avait-elle écrit cette phrase dans l’entrée de sa maison ?.