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mardi 16 octobre 2012

15 Les filets d'Arland.

L’orientation de ce vallon encaissé est favorable à l’abri des oiseaux, il descend du nord vers le sud et son ruisseau se jette sur le sable blanc de la plage, au large Molène.
Les vents dominants de secteur ouest en est ont ici un peu moins d’impact sur les arbres où seule la canopée est constamment balancée,
Les plus hautes futaies des saules n’ont pas plus de 3 à 5 m, l’ensemble est assez compact, la largeur du stang n’excède pas dix mètres.

En haut et au début du vallon, la végétation est plus diversifiée, un magnifique aloès côtoie des essences d’arbre peu nombreuses. C’est là, que les filets sont disposés en forme de T.
Justement ce matin au lavoir « La maréchale » rince son linge avec sa fille.
Après quelques mots avec nous, nous continuons la descente, tous les passages stratégiques que peuvent emprunter les oiseaux dans leurs déplacements sont barrés de filets verticaux de 2 mètres de hauteur.
Suivant la largeur des dits passages les bagueurs ont haubanés à chaque extrémité de sorte qu’il nous faut zigzagués pour éviter les filets d’environ 5 à 6 m à vu de nez.

Nous arrivons à mi-parcours du vallon et c’est là sur le muret qu’Yvon et ses bagueurs ont installés leur Q.G., une table de camping, avec des chaises pliantes, assis l’un en face de l’autre, chacun d’eux a sa tache, l’un prend des mesures, l’autre les transcrit.
L’oiseau repartira avec une bague métal à la patte, lui qui n’avait aucune identité s’en trouvera une avec un numéro.

Mais ces bagues mises sur les pattes des oiseaux d’Ouessant n’ont pas le même symbole que dans l’Égypte ancienne où le fauconnier avait sur lui le même anneau que son oiseau comme dans un mariage d’amour.

Je mesure dans cette pratique, l’immense dissociation entre la pensée poétique et la manipulation scientifique. L’oiseau des poètes et des libertaires y perd là toute symbolique.
Pourtant je pense souvent qu’aucune autre mer portant une île, n’a connu une telle magnificence dans la diversité et l’origine de la gent aillée.

Sur notre caillou, ils sont venus à la fois de la toundra sibérienne, des immenses plaines d’Amérique du nord, des mers arctique et antarctique, même un albatros a été observé. J’ai toujours éprouvé plus de gratitude dans mon imaginaire avec des observations furtives que de les voir distinctement mais aussi pitoyablement prisonniers.

Je rejoins Saint John Perse (des oiseaux) « de tous les animaux (….) l’oiseau (….) par son incitation au vol, fut seul à doter l’homme d’une audace nouvelle ».

Parfois, lorsque malheureusement un oiseau meurt dans les filets, je souhaite que comme dans l’iconographie médiévale, son âme d’échappe de son corps sous la forme d’un autre oiseau.
Les oiseaux ici sont à l’image des bateaux, ils passent, les uns fendent le vent, les autres brisent les eaux, nous, les rampants ne pouvons que vouloir les imiter.

Parmi ces oiseaux qui passent, certains diront-ils après leur séjour ici, ces saintes paroles :
« Je vis un nouveau ciel et une nouvelle terre ». Cela changera de ce que les marins du monde entier disent en croisant au large d’Ouessant « qui voit Ouessant voit son sang ».
Notre île, si belle soit-elle, n’est quand même qu’un morceau de terre altérée par la mer.
L’oiseau y est surtout en transit, car peu peuvent s’en accommoder pour s’y sédentariser.

C’est pour cela que les bagueurs du muséum sont si nombreux à venir, d’ailleurs pendant longtemps, l’île même leur centre de formation.

J’arrive en bas du vallon d’Arland, Yann est là, il démaille les oiseaux prisonniers.

- Bonjour Yann, lui dis-je en le voyant penché sur sa proie, il semble avoir des problèmes avec une aile.

- ça va Muriel me répond t-il sans me regarder, comme si tout aller bien.

- Tu le tiens mal, Yann ! prends le bien entre ton index et le majeur, sors le vers toi et dégage le filet vers l’avant, ça va venir tout seul, aller n’ai pas peur de tirer ! Yann a fait ce que je lui au dit et l’oiseau s’est sorti lui-même les ailes.

- Je ne savais pas que tu démaillais aussi bien !

- J’ai aussi appris cela depuis mon jeune âge

- Quel âge

- Quatorze ans.

- Tu as vraiment pratiqué l’ornithologie très jeune !

Pendant que nous parlons, il place l’oiseau dans un petit sac de tissu, ferme l’ouverture avec un long cordon, et le pend à son cou pour avoir à nouveau les mains libres et passer au suivant.
Ces tournées ont lieu environ toutes les vingt minutes. Une fois au poste les poches sont triées et pendues séparément.
Yvon les prend une à une, extrait l’oiseau, lui place une bague à la patte, lui mesure l’aile, contrôle ses réserves de graisse et enfin le pèse.
Yann a proposé à Béatrice de prendre l’oiseau dans ses mains pour lui rendre la liberté.

- Ah oui, avec plaisir, dit-elle avec la même joie que l’on reçoit un cadeau.
- Donne tes mains.

Un peu gauche, Béatrice n’ose pas le prendre de peur de lui faire mal. Il lui place donc l’oiseau dans ses mains et lui demande de les fermer.

Béatrice tend les bras en avant, tous les regards sont fixé vers elle, elle les ouvre, l’oiseau en jailli comme éjecté à l’aide d’un ressort, il se pose à notre vue, s’ébouriffe, lâche une fiente et disparaît dans un océan d’éternité comme un infime satellite traversant l’univers céleste.

- C’est merveilleux dit-elle hilare, je ne l’ai même pas senti dans mes mains tellement c’est léger !
Je lui explique que parfois, je participe à deux opérations ; le contrôle de ses réserves de graisse.
Pour cela, ma main immobilise l’oiseau, sa tête entre deux doigts, son dos contre l’intérieur de ma main, je lui tiens les pattes, c’est alors que je lui souffle vigoureusement au niveau de la gorge afin de voir si sa fosse claviculaire est pleine ou vide de graisse.
Me voyant faire Béatrice s’exclame

- Cela ne m’étonne plus qu’il se remette toutes les plumes en place avant de partir ! et rajoute :
- C’est vraiment nécessaire cette technique barbare ?
Son ton est très désapprobateur, je n’ose pas lui dire que je la comprends. Avec une voix qui se veut convaincante, je lui explique :

- C’est un renseignement précieux pour comprendre son comportement dans une étape migratoire. Grâce à l’état de l’adiposité, on sait s’il repartira tout de suite ou s’il devra reconstituer des réserves sur place.

L’autre opération est le pesage : je glisse l’oiseau dans un cône ; la tête vers le bas, suspendu à un peson, je lis de la sorte son poids.
A l’expression de Béatrice, elle ne sera jamais une bagueuse d’oiseau !...

Anne-Marie arrivée en contretemps a déjà remplacé Yann dans la transcription des données pour aider Yvon. Elle connaît par cœur l’orthographe des noms latins.

Pour les deux premières opérations, c’est Yvon qui les exécutent ; La délicate pose de la bague, celle-ci doit être jointe à la perfection et enfin, la mesure de l’aile au demi-millimètre.

J’ai appris avec lui et en compagnie de Mr Julien, ils appréciaient mes petits doigts, à l’époque. Il voulait même m’apprendre le violon.

Je lui fais voir le filet avec ses trois poches tombantes, et lui explique comment l’oiseau en le percutant tombe en bas de celle-ci.

- Il n’en mort pas, me dit-elle.
- Non, si on le libère avant vingt minutes, c’est pour cela que l’on fait une tournée tous les quarts d’heure

Nous avons fait une tournée ensemble, et je relâche aussitôt des oiseaux déjà bagués par nous même, cela arrive souvent de les reprendre très vite.

Il est 11h à midi l’opération s’arrête comme d’habitude, j’en profite pour dire au revoir nous descendons la route d’Arland vers la cale, je suis pressée de connaître le jugement de Béatrice.

- Alors qu’en penses-tu ?
- Pas mal… J’ai vu qu’il te regarde souvent en tout cas…
- Bof, tu crois ?
- Tu n’a pas remarqué, vraiment ?!
- Si mais pas plus que ça..
- Il semble être intéressant et j’aime bien sa voix.
- Tu l’as aussi remarquée !
J’étais contente que Béatrice ait été sensible à ce détail, décidément nous nous ressemblons.

- D’où est-il
- De la Sarthe, je pense comme Jean-Yves.
- Ce n’est pas la porte à côté
- Hé ! Tu ne vas pas un peu vite Béa ?
- Il faut savoir de que tu veux Muriel, si tu me demandes ce que j’en pense, c’est que tu as une idée, non !

Elle m’a surprise, j’en suis interloquée, j’ai envie de me dérober et de ne pas répondre, mais je me sens prise au piège.

- Tu oublies, il a peut-être quelqu’un.
- Souhaites-tu vraiment qu’il en ait une autre ?

La garce, elle me met au pied du mur, elle a devinée. Je n’ai pas envie de rentrer dans son jeu, même si au fond de moi, je sais qu’elle a raison.

Nous sommes arrivées sur la cale et nous nous asseyons sur la digue, la mer est belle.
En face de nous au fond du fromveur, le phare de Kéréon, derrière, Molène et au loin la pointe St Mathieu.
Voir si loin en automne est assez courant, malheureusement selon le dicton populaire, voir le continent est annonciateur de pluie.
Eu regardant la plage, je pense aux Milles et Un Contes de la nuit et ses filles oiseaux se posant pour se baigner et abandonnant leur plumage sur la rive afin qu’un garçon s’en empare.

Me voici comme elles, désormais dépendante d’une volonté masculine, mais sans soumission apparente. Elles, la captivité leur fait éprouver la nostalgie de la liberté et elles pourront à nouveau s’envoler vers de nouveaux espaces qu’après avoir retrouvé leurs vêtements de plumes.
Comment puis-je faire ressentir mes pensées, mes rêves à Béa ?
Peut-être qu’Anne-Marie me comprend plus ?
Personne ne peut vraiment me comprendre, Yann le pourrait-il sans me faire subir de cruelles épreuves ?
Celles de mon père me suffisent.