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mardi 16 octobre 2012

12 - Journées obscures.

Je marche face au vent, la pluie cingle mon visage, mes joues sont noyées à la fois par les gouttes et les larmes.
Le cœur meurtri, je pleure de colère, de déception, de répulsion, de tristesse. C’est mon père et j’éprouve de la haine. J’ai pourtant envie de l’aimer, je ne demande que cela.
De plus en plus, j’ai des pensées de délivrance, je souhaite qu’il nous quitte, qu’il disparaisse de notre vie. Détester mon père est une idée qui m’est pénible, déroutante, cela me met mal à l’aise.
Si je ne peux l’aimer vivant alors je l’aimerai mort. Je suis face à la baie, son bateau est devant le corps-mort. Je n’ai pas osé dire à ma grand-mère mon idée de provoquer une panne afin qu’il ne rentre plus.

Ne pouvait-il être à la place de mon oncle, son frère ? Les seuls souvenirs que j’ai de lui sont de furtifs moments agréables. Son visage est devenu flou dans ma mémoire.

Leur chalutier de pêche la « Jeanne Gougy », en panne en pleine tempête, avait été drossé et renversé sur les roches noires près du cap Lizard. Seul le cuisinier protégait dans une poche d’air s’en était sorti au bout de trois jours, les sauveteurs avaient découpés la coque du bateau, tous les autres marins sont morts noyés, dont mon oncle.
Cette tragédie de la mer ressortait souvent dans les repas de famille. Je pense que si son bateau est pris dans le kensy par des vents de norois, il ne devrait pas survivre.

J’avais déjà une idée, je sais qu’il a toujours une réserve de carburant dans son bateau. Je sais aussi qu’une des plaisanteries favorites des garçons du collège à Brest est de mettre du sucre dans les réservoirs des mobylettes afin qu’elles tombent en panne. Je pense que c’est pareil sur un bateau, mais comme c’est plus gros, il doit falloir en mettre plus. !!?

Si j’ai honte de moi, de mon comportement, de mes pensées, je ne l’ai pas pour maman, je la comprends et je crois que j’aurais fait comme elle.

Je pense encore aux lettres que j’avais trouvées et qu’elle avait écrites à un homme. J’ai reconnue son écriture, je l’ai comparée avec celle des lettres qu’elle m’envoyait au collège.
Il n’y a aucun doute, ma mère a eu un amant, peut-être l’a-t-elle encore ? Si nous avions été heureuses, jamais je ne lui aurais pardonné, mais là, comment refuser le bonheur, l’amour ? Ce ne peut pas être du vice.
Ces lettres étaient sans enveloppes, toutes ensembles, avec un ruban. Sur la première, une page : A détruire après ma mort.
C’est donc qu’elle l’avait aimé très fort et qu’elle ne voulait pas détruire les lettres de son vivant, au risque que son secret soit découvert.
Parmi ces lettres, aucune photo, toutes commençaient par « mon petit oiseau des îles » invariablement. Les seules dates étaient les jours de la semaine avec l’heure.

Ma mère a des dons de poète, cela je l’avais remarqué il y a longtemps, souvent elle nous disait des phrases de mots tendres dans de doux monologues, c’était joli et harmonieux. Lorsque nous étions malades, Corinne et moi, c’était pour nous un plaisir d’entendre ses phrases et de recevoir ses caresses.
Je ne peux m’empêcher de penser « avait-il été malade ? L’a-t-elle soigné comme elle le faisait pour nous. »
Qui est cet homme ? Je n’aurai jamais le courage de le lui demander puisqu’elle veut l’emmener avec elle dans sa mort !
Il m’arrive encore de démonter le double fond de la commode pour lire ses lettres.
Je sais maintenant parfaitement exécuter cette manœuvre sans aucune difficulté et puis, lorsque ma chambre est fermée, j’ai le temps de tout cacher pour ne pas être surprise, surtout par mon père.

Quant à elle, je sais qu’elle ne pourra rien me dire, sinon trouver une autre cachette, mais je serai déçue car j’aime garder ce trésor, je suis la gérante, le garant.
Plus je les lis, plus je me dis, serais-je capable un jour d’écrire de si beaux poèmes à celui que j’aimerai ? Il m’est même arrivé de penser que j’aurais aimé avoir comme père cet homme qu’elle chérissait. Comment pourrais-je les unir ?

Est-ce que faire disparaître mon vrai père m’en ferait aimer un autre ? Et puis, cet autre père, a-t-il aussi des enfants, une femme ? Est-il tout simplement en vie ? Aime-t-il encore ma mère ? Car il a dû l’aimer pour qu’elle lui écrive d’aussi belles lettres commençant toujours de la première à la dernière par Mon petit oiseau des îles. Ce terme me rapprochait de ma mère.

Je me rappelle ses caresses, ses yeux brillants d’amour, la douceur de sa voix lorsqu’elle me disait : Tu es mon petit oiseau des îles. Qui suis-je dans ces moments là ? Lui à travers moi, moi à travers lui, ou un peu des deux à la fois ? De qui suis-je le fruit ? De cet amour ou tout simplement mon père ?

N’ayant aucune photo, j’ai beau me regarder des heures dans la glace, je ne peux savoir à qui je ressemble.

Maman m’est encore plus proche, je l’a connais un peu plus, ma chère mère, je sais son secret, je le partage un peu.
Ma seule tristesse, mon seul regret, c’est que dans ses lettres il y’en ait que pour lui comme si nous n’existions pas ou plus.
Que notre père y soit absent, je comprends, mais nous ses filles ?
Je ne me suis jamais aperçu qu’elle ne nous donnait moins d’amour pour en garder un peu plus pour lui. Elle avait donc le cœur si grand, si généreux ou est-ce tout simplement que l’amour donné ne se dose pas ? Que l’amour pour les uns n’enlève rien aux autres ? Que cela doit être beau d’aimer, je me sens vraiment jeune, trop jeune.
Mais elle me donne confiance, la force d’espérer et d’attendre pour être aimée.

Je pense à mes petits flirts de Brest, jamais je n’ai eu envie de leur écrire d’aussi belles choses, suis-je faite pour être aimée ? D’autant plus que mon père ne n’aime pas, mais est-il mon père ? Et si c’était l’autre, le petit oiseau des îles ? Pourquoi j’aime tant les oiseaux ? Y’a-t-il un rapport ?
J’aimerais me blottir dans ses bras pour qu’il me câline, pour qu’il me garde comme un bébé, j’ai encore envie d’être petite, même si je veux grandir vite. Et que c’est long de devenir adulte !

Je suis assise, il pleut toujours, son bateau se balance, mes idées sont confuses, mon horizon s’obscurcit, comme on dit, j’ai le blues, plutôt que de penser à choisir ses parents, si eux-mêmes pouvaient vraiment se choisir au fil de leur vie, voire nous demander notre avis, cela serait moins perturbant et multiplierait nos chances de mieux s’entendre avec eux et d’être plus heureux.
J’ai beau penser, je ne vois que cette solution, non, ce n’est pas possible, je ne peux pas être responsable de sa mort, c’est un crime, et puis comment faire sur cette île où le moindre geste ou la moindre allée et venue est remarqué ?

Je suis las et j’écris,

Je veux de l’amour
Je veux de l’amour
Mon caillou, je t’aime comme une folle
Garde-moi sur toi, avec toi
Oh continent, je ne veux pas que tu m’aime
Je ne veux pas que tu m’aime
Si je viens à toi
Rejette-moi, rejette-moi
J’ai peur de partir
Peur de ne plus te voir
Peur de l’absence
Peur du manque de mer
Peur du manque d’horizon
Mais aussi peur d’aimer, d’être ailleurs
Peur de moi
Peur de toi
Garde-moi, garde-moi
Je veux que tu m’aimes
Je veux que tu m’aimes
Je veux trouver cette force
Force d’aimer
Force de rester
Force de vivre
Je suis là à toi
Pour toi, pour moi
Que je reste sur l’île
Dans mon île
Mon Ouessant
Mon paradis.

Je sens le froid m’envahir, j’ai le cœur en larmes, la chaleur me quitte, je dois bouger, marcher et revenir chez moi car c’est mon chez moi malgré tout.
Le vent souffle toujours autant, il ne me donne aucun répit.

En repartant je remarque que je ne suis plus seule, une silhouette se dessine dans la lande, le vent me le fait entendre, elle semble crier ou appeler.
A-t-elle aussi le blues pour être dehors par un temps pareil ? Ceux qui s’aiment sont au chaud et ensemble, pas ici, ou alors c’est à n’y rien comprendre dans cette île de vent qui est obstacle à tout.
Dans le vent on se courbe, on ne marche plus, on reste chez soi et tout devient obscur. Lorsque c’est fini, on compte les jours et lorsqu’il est trop long à revenir, on se demande ce qu’il se passe, comme si il y avait quelque chose d’anormal.

Nos chemins font que la silhouette et moi marchons l’un vers l’autre. Maintenant, c’est clair elle appelle quelqu’un, mais qui ? Tout d’un coup, je reconnais Béatrice et j’ai compris, elle cherche son chat.
Elle est revêtue d’un ciré jaune de pêcheur, d’une coiffe en plastique transparent et d’une paire de bottes bleues de régatier. Son équipement pourrait lui permettre d’affronter tous les temps. Elle m’a reconnue et vient vers moi, avant même de dire bonjour, elle me demande

- Tu n’aurais pas vu ma chatte, celle qui a trois couleurs, la Néréos ? (1).
- Non, Béa.
- Ce n’est pas normal, elle n’est pas rentrée depuis hier soir, avec ce temps, elle est toujours à la maison d’habitude !..

(1) du nom du bateau le Néréo d’où une chatte s’est échappée et est arrivé sur l’île après son naufrage.

Aussitôt, nous pensons aux chasseurs de lapin ! Ceux du continent.

- Pourvu qu’ils ne l’aient pas tué ! me dit-elle, elle rajoute.
- Y’en a marre de ces pauvres mecs, pourquoi les font-ils venir ? S’ils confondent un lapin avec un chat ?!
Elle semble désespérée.

- Je n’arrête pas de chercher depuis ce matin et rien, rien, ce n’est pas normal, il s’est passé quelque-chose.
-  Au revoir, si tu la vois, tu me téléphones, surtout, je continue…

Je la rassure comme je peux. A peine ai-je fini de parler qu’elle est déjà partie.
Je pense en moi-même à leur erreur d’avoir introduit des lapins sur l’île. Depuis, il y’en a des dizaines de milliers à tel point qu’il faut faire venir des chasseurs du continent afin d’essayer d’en venir à bout. Mais ces chasseurs là, pensent que nos chats sont errants alors qu’ils ne sont qu’en liberté.
Sur notre île tous les animaux sont libres d’aller où bon leur semble, leur grillage, c’est la mer.
Alors il est courant qu’ils tuent nos chats lorsqu’ils se promènent dans la lande, et cela, malgré leur avoir demandé de changer de comportement.
Mais c’est toujours pareil, rien n’a changé, ce n’est pourtant pas malin de comprendre cela, d’autant plus, que même si les chats tuent de jeunes lapins, cela n’en sera que mieux.

Je continue mon chemin, le jour baisse vite, c’est une triste soirée d’octobre, la corne de brume se met à mugir de temps à autre.
En regardant le phare, je m’aperçois qu’il n’est pas encore allumé. Autant la baie de Lampaul peut être charmante, autant elle peut être triste voire même lugubre. L’horizon est gris, sans frontière, la pluie battante est cinglante, le vent vous glace des doigts jusqu’au dos.

Décidément ce n’est pas ma journée, il y a des jours comme ça !

Heureusement ma grand-mère va me préparer un bon et grand café au lait dans sa Penn brao et Penn lous à la foi.

Qu’il est bon de penser à ce goût et à cette odeur en marchant dans un tel déluge. J’imagine que cela doit être encore plus triste pour les gens qui n’ont plus rien, comment peut-on vivre sans chaleur ?
J’arrive à la hauteur de le cale de Bougézen où seuls quelques goélands piaillent, les canots sont montés, les corps-morts sont vide.
Dans les près, les moutons épars, semblent ignorer le temps, il est vrai que leur épais manteau vaut bien mieux que nos effets.
Plutôt que de passer par Loqueltas, je longe la côte jusqu’au fort de Trémuchou. Mes seules autres rencontres ont été avec des oiseaux ; des craves à bec rouge, quelques alouettes, des pipits farlouses, enfin peu de chose.

Avant de rentrer, j’ai encore pu observer quelques pouillots véloces dans les tamaris. Heureusement que les oiseaux me permettent de me changer les idées.

Quelle ne fut pas ma surprise lorsqu’en entrant chez ma grand-mère, j’aperçus Yann qui était là
-  Mais que fais-tu là, tu n’es pas parti ?
-   Si, mais je suis déjà revenu
-   Et depuis quand es-tu sur l’île
-   La fin de la semaine dernière
-   Chez qui loges-tu ?
-   Au camping
-   Au camping ! et tu n’as pas froid ?
-    Si, mais je n’ai pas vraiment le choix, vu mes finances

Je ne réponds pas car quoi dire, que puis-je dire ?
Ils sont tous les deux assis à la table, je m’aperçois qu’ils ont dégusté un flan, les ramequins sont vides, la boite de biscuits est ouverte. Mamie me dit :
-  Yann est là depuis une demi-heure, nous faisons plus ample connaissance.
-  Et de quoi parlez-vous ?
-  De l’écomusée du Niou, de Marianne Stephan, je lui explique que je suis triste de voir cette ferme devenir un musée, même si cela vaut mieux qu’une ruine ou qu’une résidence secondaire. Yann a été visiter le Niou et je lui explique mon île à cette époque et comme tu dis, ma chère Muriel.

Elle me regarde fermement en disant cela.
-  Mon égoïsme de voir persister mon île la plus authentique possible avec les chemins d’antan.

Je la coupe pour lui dire :
-  Je suis sûre que Yann n’est pas d’accord avec toi !
-   Et alors, mes idées valent bien les vôtres.

Elle poursuit
-  Pour quel besoin d’aller si vite, alors que toute la vie productive s’éteint à petit feu et inéluctablement. Pourquoi transformer tous les petits chemins en route ? Si ce n’est pour aller plus vite en voiture et à l’abri.
Yann dit :
-  Cela pourra peut-être permettre de relancer autre chose 
-     - Et quoi ? dit-elle.
-          -  Je ne sais pas vraiment ! Repris Yann.
Après un silence, elle continue.
   -  Ayant connu la vie de la grande ville, je ne suis pas revenue ici pour vivre cela. Bien que ne voulant pas imposer aux autres mes choix, j’ai toujours l’idée obsédante en moi de ne pas trop perdre ce qu’a été ma jeunesse heureuse, malgré la dure vie de travail des champs.

Ni Yann, ni moi n’avons répondu. Je suis un peu comme elle. La soi-disant relance de l’île sert souvent de prétexte pour faire aboutir des projets destructeurs pour le paysage, comme une thalassothérapie à Porz doun.

J’explique à Yann nos combats où nous avions été tous ensemble contre ces projets et contre celui de la basse d’hélicoptères de combat.
Notre discussion a duré fort tard, il faisait déjà nuit.

Je suis partie avec Yann. Maman m’avait appelé au téléphone. Nous avons fait un long chemin ensemble. Il ne pleuvait plus, le phare balayait la nuit sur nos têtes. Les rayons s’éclataient en enfilade sur les pans des maisons.
Nous n’avions pas besoin d’éclairage pour voir notre chemin, la nuit sur Ouessant a quelque chose de magique et de féerique.