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mardi 16 octobre 2012

10 - Le conflit.

Mamie est devant sa gazinière, je ne sais pas ce qu’elle prépare. Sans se retourner, elle me demande si je reste manger avec elle, je lui réponds que oui, elle s’assoie.
Nous sommes face à face, elle est grave.
- Pourquoi as-tu dit à ton père « je veux que tu meures » !

J’avais compris que Maman lui avait raconté ma dispute.
- Il a tellement été horrible que dans ma colère, je n’ai pu m’empêcher de le lui dire.
- Qu’est-ce qui s’est encore passé, Muriel ?
- Lorsque l’on s’est quitté sur le port, j’ai tout fait pour l’éviter et je suis allée à Porz Doun.
- Oui je sais, ta mère me l’a dit.
- Ensuite, au retour, il était environ 14h, je vais lui dire bonjour gentiment, avec le sourire et il me dit : « Ce n’est pas à cette heure là que l’on vient dire bonjour ». Je n’ai rien répondu et je suis allée à la cuisine, maman y était, je lui demande s’il restait à manger et il est arrivé comme un fou furieux : « Non, tu ne mangeras pas, ici ce n’est pas un restaurant, et où étais-tu ?
- Il ne m’a même pas laissé le temps de m’expliquer, d’ailleurs je crois que cela ne l’intéressait pas. Maman a voulu prendre la parole, il était rouge de colère, il se montait lui-même. Elle a réussi à lui demander de se calmer, et il gueula, car il n’y a pas d’autres mots : « Non je ne me calmerai pas, ici ce n’est pas un moulin, tant que je serai là, on fera ce que je veux, ça ne sera pas un bordel »… !
- Il était devenu fou, ivre de colère, il m’exaspérait et je lui ai dit : « tu n’es qu’un pauvre père, je veux que tu meures. Il a voulu me frapper et je lui ai dit « vas-y, montre ta force, tu n’as que çà, rien que çà, je te hais, je te hais » et il m’a mis une gifle.

En partant dans ma chambre, je lui ai redis « Que tu meures avec ton bateau, que tu nous foutes la paix.
Bien que je sois en haut, il continuait, je l’entendais, il criait tout seul puisque maman était à la boutique.
- Mais Muriel, ça va durer jusqu'à quand ?
- J’avoue que je ne sais pas.
- Mais pourquoi ne lui as-tu pas demandé avant d’aller voir l’oiseau ?
- Il n’aurait pas voulu, tu ne le connais pas encore, il faut manger toujours à la même heure, 1h moins le quart.
- Et ton oiseau, tu l’as vu au moins ?
- Oui, heureusement que j’y suis allée. A la marée suivante, il n’a pas été revu, personne ne l’a retrouvé le lendemain !....
- Je ne sais vraiment pas comment cela va finir entre vous deux, cela m’angoisse. Et avais-tu besoin de lui dire, « je veux que tu meures ».
- J’en arrive à le penser, tout en étant calme.
- Ma pauvre Muriel, tu me désoles…. Et comment cela va maintenant ?
- Il ne m’adresse plus la parole et je n’ai pas envie de m’excuser. C’est lui qui a tort. Avait-il besoin de me dire : « Ici tu n’es pas chez toi, tu es chez tes parents, c’est moi qui te nourris » etc.…J’en passe, tu le connais…..Je lui ai dit que je ne partirai jamais, que je n’étais pas Josée. Il ne m’a pas répondu.

Après un long silence ma grand-mère me dit :
- Tu penses à ton avenir
- Bien sûr que j’y pense mamie, que veux-tu me dire ?
- Soit tu le prévois avec ton père et tu seras bien obligée de composer soit tu le prévois seule et là, il te faudra t’assumer entièrement.
- Tant que je n’ai pas fini mes études, je n’ai pas le choix.
- C’est bien ce que je crois, Muriel, et je pense qu’il faut que tu comprennes même si tu dois parfois moins faire d’ornithologie.
- Mamie, le problème n’est pas que je fasse moins ou plus d’ornithologie, il est qu’il ne supporte pas que je lui tienne tête…..L’autre soir, il était au bar en train de boire, je lui ai demandé s’il n’avait pas encore assez bu, il m’a regardé avec des yeux haineux. Tant que personne ne lui dit rien et que l’on se plie à ses volontés, tout va très bien. Son haleine me dégoûte parfois.
- Enfin si un jour tu as un problème, tu viendras habiter ici.
- Je te remercie, mais je n’ai pas envie de quitter maman et Corinne…. Il doit arrêter de boire et tout ira mieux, c’est la seule solution.

Nous restons toutes les deux silencieuses un long moment.
- Et comment comptes-tu y parvenir ? reprend mamie
- A force de lui faire honte, il va bien en prendre conscience quand même !
- Je n’avais vraiment pas besoin de cela pour mes vieux jours !... Elle hoche la tête.
- Mamie, il était comment grand-père ?
- Sauras-tu tenir ta langue ?
- Oh ! je te promets.
- Nous avions une petite malgache comme femme de ménage, il lui a fait un enfant. Voilà comment il était ! elle n’en dit pas plus.
- C’est donc à cause de cela que tu es revenue !
- Non sans garantie et c’est pour cela que j’ai pu acheter cette maison en échange de mon silence.
- Qu’est-il devenu,
- Je n’ai plus eu de nouvelle de lui, ce que je sais c’est qu’il vit toujours car nous avons un contrat chez un notaire à Rochefort, si l’un de nous meurt, l’autre le saura pour les arrangements de famille.
- Papa, le sait-il ?
- Je ne crois pas vraiment, il était encore jeune à notre arrivée. Ta mère le sait et je lui avais demandé de ne rien vous dire.
- Elle a respecté ta parole
- Tu dois en faire autant.

Pendant un long moment mamie ne dit plus rien. Nous sommes restées comme au début, assises l’une en face de l’autre, aucune de nous deux, n’a changé de position. C’est seulement à ce moment que mamie se lève pour préparer le repas.
- Mamie, j’ai besoin de sortir un peu, je vais dans la lande, cela ne te dérange pas ?
- Non, non, va, ne traine pas trop.

Alors qu’elle était dans ses casseroles, je suis allé lui faire un bisou, elle a juste tourné la tête, je la sens triste, je le suis aussi, l’atmosphère me pèse….

Avant que je ne sorte, elle me dit : « Dans un demi-heure environ ». Je la rassure.
Je marche en traînant les pieds dans l’herbe, nonchalamment.
Je repense à la mort, à sa mort, à sa disparition, qu’il soit le nocher des enfers, que les morgans conduisent sa barque sur un caillou, qu’ils l’emportent, qu’il sombre dans l’abysse sous le champ d’algue du Youc’h Korz.
Pas trop loin, pour que je puisse le fleurir, le voir, le savoir là, face à St Nicolas.
Lui qui teint des discours impies comme pour s’assombrir un peu plus, comme pour effacer sa plus petite parcelle de lumière, comme pour rompre le silence entre deux verres.

Ici, il est coutume de dire un contre sens lorsque l’on parle d’un homme qui boit « ober c’hiz an denved » soit : faire comme les moutons, c'est-à-dire, « manger sans boire », on exprime le contraire pour parler de ces hommes là.

Avant de retourner chez ma grand-mère, je jette un dernier regard vers les rochers fantômes de Pern, dans chacun d’eux on peut reconnaître la silhouette d’un être voir d’une bête.
Il semble jaillir de la lande comme une étrange réincarnation, le regard fixé vers la mer.