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mardi 16 octobre 2012

4 - La rencontre avec Muriel.

L’ouverture de la porte de la mercerie actionne une série de clochettes dont le carillon est très agréable et chantant. Jeanine est assise au fond de son magasin. L’ensemble des petites boites et des pelotes de laines de toutes les couleurs lui donne une ambiance chaude et particulière.

Se séparant de ses lunettes Jeanine s’avance :

- Bonjour Claire, que me vaut ta visite ?
- Je viens à la rencontre de ma petite fille Muriel, et je voulais te dire bonjour.

Jeanine essaye un magnifique pull en deux tons, confectionné avec la laine des moutons de l’île, L’une noire, l’autre blanche.

- C’est ton œuvre ? lui dit Claire
- Et oui, je suis en train de le finir dit-elle en se l’ajustant.
- Qui t’as filé la laine ?
- Marie de Lampaul.

En comparant la différence de douceur entre les deux, Claire fait remarquer à Jeanine que celle des moutons noirs est beaucoup plus douce que la blanche.

- Tu le vendras combien ?

En levant les yeux au ciel et plissant le front, elle lui répondit :

- S’il fallait que je le vende, ne serait-ce que le prix que me prend ma femme de ménage à l’heure avec le temps que j’y ai passé, il serait invendable.
- Cela ne m’étonne pas du tout, vu le travail !

Claire remarque que le pull a quatre points différents.

- Je pense quand même bien le vendre quatre à cinq cent francs, et puis il faut payer la laine à Marie
- Jeanine, tu as vraiment fait un bel ouvrage.

Claire admire son pull, l’ajuste, puis regarde dehors, sur la place car quelques voitures reviennent, puis le taxi.

- Je vais revenir plus tard, je ne veux pas manquer ma petite fille !
- Reste un peu Claire, ne t’inquiète pas ! je vais surveiller avec toi, je te vois si peu ces derniers temps !
- Tu n’y es pour rien, Jeanine, mais depuis que je suis en froid avec mon fils, je viens moins souvent au bourg, et puis, Christiane, ma bru, vient me voir tous les deux jours…et j’ai mes petites filles.

Jeanine avait dû sentir son malaise, elle ne pose pas de question, elle sait, d’ailleurs, tout se sait sur l’île et puis comment ignorer la vie des gens lorsqu’ils ont un commerce, aussi connu que le Penn ar Bed.

Le temps de reprendre un petit café, elles ont vu Corinne aller à l’arrêt du car. Elles continent à discuter de choses et d’autres pour attendre le moment venu.

- Je viens de voir le car, Claire, tu vas pouvoir y aller.

Claire posa sa tasse, elles s’embrassent.

- A bientôt Jeanine, je reviens te voir, c’est promis.

Muriel et Corinne marchent, ensemble, elles n’ont pas encore remarqué Claire, trop occupées à parler.

Claire se porte à leur rencontre, tout d’un coup, elle voit le regard de Muriel s’illuminer.

- Oh mamie ! C’est toi ! Que c’est gentil d’être venue !

Elle s’avance d’un bond vers elle, la prend dans ses bras et l’embrasse avec une telle vigueur qu’elle n’a pas eu le temps de dire le moindre mot.

- Et bien, au moins cela fait plaisir de te voir comme çà ma petite Muriel !

Et Corinne rajoute : 

- Elle a la pêche ! 

Puis Corinne l’embrasse à son tour.

- Mamie, tu viens à Porz-Paol avec nous !? Si, mamie, et avant j’achète un kouing-amann chez Me Richard.
- Mais qu’as-tu Muriel, quelle fougue !
- Je suis heureuse de te voir et j’ai envie de partager avec toi le bonheur de mon retour. Et puis, j’ai tant de choses à te dire !
- Moi aussi d’ailleurs, je suis venue pour cela.

Corinne comblée par la joie de sa sœur, l’embrasse.
Elles sont très heureuse, souriantes, détendues, cela fait plaisir à voir pense Claire.

- Mamie, aller, tu ne dis pas non, je t’offre un Kouing-amann à la pomme.
- Mais tu as vu l’heure Mureil ?
- Et alors, qu’est-ce que cela peut faire.

Corinne la supplie aussi

- Dis oui, mamie, on va aller le manger sur le port.

Devant une telle insistance, elle ne peut que se résoudre à manger un gâteau avant midi, mais elle pense en elle-même « que c’est beau d’être jeune et d’avoir autant de spontanéité à vivre ! »

A peine a-t’elle dit oui que Muriel est dans la boulangerie.

- Viens mamie, elle va nous rejoindre.

Corinne lui prit le bras et elles descendent la rue centrale, à cette heure là, il y a beaucoup de monde et elles en profitent pour saluer nombre de connaissance.

Alors que Corinne marche tranquillement avec sa grand-mère, Muriel arrive comme un ouragan, c’est tout juste si elle ne les renverse pas.

- Doucement Muriel, ça ne va pas ! Qu’est-ce qu’il t’arrive ? lui dit sa grand-mère.
- Yvon était à la boulangerie, il m’a annoncé un semi-palmé à Porz Doun !
- Qu’est-ce que c’est encore celui-là ?
- Mais mamie tu devrais le savoir, c’est bécasseau américain, depuis le temps que je t’en parle !
- Tu penses si je me rappelle de tes noms d’oiseaux, plutôt que de danser comme une folle, fait donc attention à tes gâteaux ! lui dit-elle.
- Corinne, je prendrais ton vélo, le mien est crevé, aller, soit gentille lui dit-elle avant qu’elle ne parle.
- Tu as de la chance d’être tombée sur un bon jour, répond t’elle à sa sœur, en disant aurais-je pu dire non ?

Claire aime voir ses petites filles si joyeuses, cela lui remplit le cœur de bonheur.
Muriel leur fait écouter dans le gros érable d’un jardin près du port, le shuit, shuit, d’un pouillot.

Jumelles aux yeux elle s’exclame :

- Et si c’était un PGS ?
- Mais tu ne peux donc pas parler Français !
- Mais mamie c’est pour aller plus vite.

Corinne lui explique que PGS, veut dire pouillot à grands sourcils et que cet oiseau de 7 à 9 grammes qui vient de Sibérie.

Arrivées sur le pittoresque petit port de Lampaul, elles s’assoient sur le muret, face à la baie. Au bout de chaque cordage se balance un canot de couleur différente.

- Tient mamie voilà ton gâteau-cadeau
- Merci Muriel, et après il faut que je te parle très sérieusement.
- Mais oui mamie, je sais ce que tu vas me dire.
- Ta mère est venue me voir.
- Après mamie, après le gâteau dit-elle en la suppliant, laisse moi te parler de la vie de Josée avant.

Pendant qu’elles mangent, Muriel parle de la vie de sa sœur et de son séjour, longuement et passionnément comme à son habitude, mais rien sur sa terrible maladie.. !

Corinne finit la première et tout en s’essuyant, elle les quitte hâtivement afin de les laisser parler tranquillement.
Après un moment de silence, Claire se décide à reprendre la conversation.

- Muriel, j’ai besoin de ta compréhension, peux-tu réaliser que le conflit que tu as avec ton père se répercute sur ta mère ?
- Alors il ne faut rien dire et laisser faire ! dit Muriel d’un ton révolté.
- Bien sûr que non, mais certaines fois, il faut mieux laisser tomber.
- Je sais cela mamie, mais c’est plus fort que moi et pourquoi nous fait-il souffrir ? son comportement devient un calvaire.
- Mais je sais Muriel, moi aussi j’en souffre de vous savoir comme cela. Si je viens moins souvent, c’est aussi pour çà et à cause de lui. Mais je comprends qu’à la limite, il est plus malade que méchant.

Le ton plaintif de Claire apaise sa révolte, sa colère.

- J’ai vraiment du mal à comprendre, mamie. 

Elle se lance dans un monologue….

- On vit ici sur un petit paradis, à l’écart du monde, la ville est proche, personne ne vient nous ennuyer, la nature est forte et belle, parfois sauvage. Mais qu’est-ce qu’il faut de plus ! Il ne s’intéresse à rien, sauf à ses parties de boulles et à boire avec ses copains. Qu’il cesse et tout sera comme avant. 

Puis elle s’arrête, reprend son souffle. Claire sent qu’elle vide son sac et la laisse parler.

- Un exemple, mamie, sur les îles Scilly, c’est dans un café qu’a lieu le rendez-vous des 
ornithologues. S’il était tant soit peu commerçant et ouvert à autre chose, on pourrait faire pareil. 

- Ton idée est bonne, tu  lui expliques, d’autant plus que tu ne veux pas quitter l’île, il le comprendra sûrement, c’est aussi ton avenir.
- Je ne peux plus parler avec lui, et à quoi bon maintenant ! 

Claire n’a pas compris le pourquoi, d’à quoi bon maintenant.

- N’exagère rein Muriel, il va falloir que tu apprennes à composer, sinon tu seras toujours dans des situations de non-dits et de conflits.
- Et puis j’espère bien vivre ici sans toujours en passer par lui ! dit-elle d’un ton révolté.
- Crois-tu vraiment que les oiseaux pourront te faire vivre ici ?
- Et pourquoi pas ! Souviens-toi des bagueurs qui en venaient, ils en vivaient bien !
- Je suis perplexe, j’aimerais bien voir ! En tout cas, penses à ce que je t’ai dit pour ta mère, ne lui complique pas ses relations avec ton père.
- Oui ma petite mamie, je te le promets.
- Et pour ton avenir, j’aimerais bien que tu viennes me voir à Pern.
- Mais mamie, comment tu as fait toi ? Tu t’es bien débrouillée !
- Et bien, justement, mon expérience peut me permettre de te mettre en garde, lui dit-elle fermement.
- Tu ne nous as jamais rien dit sur notre grand-père, pourquoi ?

Elle a du mal à répondre, elle est touchée dans des souvenirs qu’elle n’a pas envie de revivre.
Délicatement Muriel met son bras autour de son cou, elle lui fait un tendre baiser, et moi aussi j’ai des choses à te dire.

- Promis, je viendrai te voir, mamie.

Elles sont restées quelques instants, dans un silence, à observer l’ondulation des algues dans l’eau.
Le soleil donne plus de transparence à la mer, son bleu oscille entre le turquoise et le cyan, le vert des algues devient vert tendre.
Un vol bigarré et criant de tournepierres ajoute une note mélancolique. Les seuls autres oiseaux visibles sont un groupe de bruyants goélands dont les appels déchirent le calme.

- Muriel, je te laisse et je rentre.
- On fait un bout de chemin ensemble ?
- Non, je passe par la Duchesse Anne, tu embrasse ta mère et tu penses à ce que je t’ai dit.
- Mais oui, mais oui, mamie.

Tout en longeant le port, je regarde ma grand-mère monter le dur chemin vers Porz-Noan.
Après un dernier regard vers l’érable du jardin, situé face à la fin de l’anse du port, je prends la route vers la maison et ensuite, je vais aller directement à Porz-Doun pour voir ce bécasseau. La marée est montante, ce sera l’idéal me dis-je.